De Constance Theisen and Laurent Lob
Le district de Cox’s Bazar, au Sud du Bangladesh, est témoin depuis plus d’un demi-siècle de l’arrivée de réfugiés Rohingyas du Myanmar, au rythme des campagnes de discrimination et de violence à leur encontre dans leur pays d’origine. Ils traversent la frontière à pied ou en bateau, quelques effets personnels sur le dos, laissant derrière eux leurs terres, leurs maisons et les membres de leurs familles trop faibles pour entreprendre ce dangereux voyage. Le trauma de la violence subie au Myanmar, l’expérience de l’exode et l’espoir de pouvoir, un jour, rentrer, sont des thèmes récurrents chez nos patients.
Le camp de Kutupalong/Balukhali dans le district de Cox’s Bazar est aujourd’hui le plus grand camp de réfugiés au monde. Il héberge plus de 650.000 Rohingyas, dont la plupart s’y sont installés entre août et octobre 2017. Les acteurs humanitaires se sont d’abord attelés à répondre à l’urgence : construction d’abris de fortune, création de points d’eau, distributions de rations alimentaires et d’articles de première nécessité. Dans le domaine de la santé, plusieurs campagnes de vaccination de masse ont été organisées fin 2017. Des structures de santé au niveau primaire et secondaire ont été construites à la hâte, pour assurer une prise en charge médicale gratuite ; auxquelles sont ensuite venus s’ajouter des centres spécialisés pour la prise en charge des cas de malnutrition. La multiplication de structures temporaires de santé, sans coordination et sans contrôle de qualité, a conduit à une grande diversité dans le niveau de qualité de l’offre médicale, induit un phénomène de sur-fréquentation des services et paradoxalement rendu plus difficile un suivi du patient et de la morbidité au niveau du camp. A l’image des difficultés rencontrées en Suisse pour mettre en place des services de sante adaptés aux besoins de patients réfugiés et migrants, le personnel soignant dans le camp – le plus souvent de nationalité bangladaise – doit négocier des différences culturelles et de langue avec les réfugiés Rohingyas, auxquelles il n’avait pas été confronté auparavant et pour lesquelles il n’avait pas reçu de formation spécifique.
Le défi en 2018 a été de dépasser la phase d’urgence : les réfugiés Rohingyas restent certes une population en détresse mais dans le contexte stable et fermé d’un camp. Médecins du Monde Suisse a fait le choix d’appuyer la seconde phase de la réponse humanitaire, grâce à un soutien financier de la Chaîne du Bonheur, afin d’améliorer la qualité des services médicaux existants et d’élargir l’offre pour assurer une prise en charge des pathologies cachées ou complexes et des besoins des plus vulnérables. Pour ce faire, il a fallu rendre visible l’invisible, notamment en ce qui concerne les violences et les troubles mentaux. Cela s’impose de par le trauma vécu par nombre de nos patients au Myanmar, resté souvent sans traitement, et car l’environnement d’un camp de réfugiés favorise une augmentation des violences, notamment domestiques, et des troubles mentaux. Il s’agit là de deux thématiques de fonds, pour lesquelles la prise en charge est complexe, pluridisciplinaire, et s’inscrit dans la durée. En conséquence, un investissement est nécessaire sur le moyen et long terme, ce qui reste inhabituel pour le calendrier de bailleurs humanitaires.
Dans un souci de pérennité des services, Médecins du Monde Suisse a construit un partenariat avec une organisation bangladaise médicale : Friendship, et développé un programme de renforcement de la prise en charge des violences basées sur le genre et de création d’une offre de soutien en santé mentale. Nos équipes médicales et paramédicales offrent soins et conseils dans deux espaces différents : celui du poste de santé, ouvert six jours sur sept en journée, et celui du foyer familial, afin d’atteindre les personnes dans l’incapacité de se déplacer. Nos patients ont le choix d’être vus par du personnel médical masculin ou féminin, en présence de traducteurs. La qualité de la traduction est l’un des enjeux dans un travail sur les violences et la santé mentale, auquel s’ajoutent les tabous, la difficulté de nos patients de s’ouvrir devant des tiers et parler de leur souffrance, et l’absence d’expérience et de formation du personnel de santé sur ces thématiques.
Parmi les pistes identifiées pour améliorer la qualité de la prise en charge, Médecins du Monde Suisse a décidé de travailler sur la fidélisation des patients envers la structure de santé la plus proche de leur foyer (à défaut d’une fidélisation envers un soignant), ce au travers notamment de la mise en place d’un projet pilote d’introduction d’un dossier lié au patient. Cet outil – type carnet de santé – n’existe ni au niveau national bangladais, ni dans les régions d’origine de nos patients, et est donc une nouvelle méthode qui rencontre des résistances et nécessite un plaidoyer pour convaincre de ses avantages. La fidélisation devrait permettre une prise en charge globale et effective du patient et une meilleure observance des traitements. En parallèle, nous travaillons à mettre en place une approche syndromique avec la création de groupes d’échange entre les soignants, pour que les traitements curatifs proposés soient mieux ciblés.
Plus de 70% des accouchements dans le district de Cox’s Bazar ont lieu en dehors de structures de santé. Ce chiffre cache cependant une réalité encore plus inquiétante à l’échelle du camp. Or, une complication lors d’un accouchement à domicile peut mettre en danger la vie de la mère et de l’enfant. Dans un contexte où les services existent et sont accessibles, c’est sur les attitudes qu’il nous faut travailler, car nos équipes se heurtent à la fois à la tradition – les femmes Rohingyas préférant un accouchement à domicile – et à une méfiance envers les services de santé. Cette méfiance s’explique par les restrictions d’accès aux services publics dont étaient victimes nos patients au Myanmar, mais aussi par l’absence de soignants Rohingyas dans les structures médicales du camp. En effet, les réfugiés Rohingyas ne disposent pas de diplômes médicaux reconnus par les autorités bangladaises pour exercer et pour l’heure, n’ont pas accès à des cursus de formation au Bangladesh.
Pour établir un lien essentiel de confiance avec nos patients et patientes, il nous a donc fallu aller plus à leur rencontre en travaillant directement avec des membres de la communauté. Notre regard s’est porté sur les sages-femmes traditionnelles, présentes dans le camp et reconnues dans un rôle d’accompagnement des femmes enceintes par les Rohingyas. A ce titre, elles sont écoutées et même autorisées à visiter les mères et nouveau-nés au cours des 40 premiers jours après la naissance. La contribution des sages-femmes traditionnelles dans l’amélioration de la santé de la mère et de l’enfant a déjà fait l’objet d’études dans de nombreux contextes ruraux. Au niveau du camp, beaucoup d’entre elles avaient déjà reçu des formations au Myanmar. L’objectif de Médecins du Monde Suisse est de renforcer leurs compétences dans la sensibilisation de la communauté sur les bonnes pratiques pré et post-natales et de les encourager à orienter les femmes enceintes vers les maternités pour accoucher, comme figurant dans les recommandations du Ministère de la Santé du Bangladesh.
Nous ressentons lors de nos échanges avec nos patients un profond désarroi. Ici, dans ce pays de refuge, ils se voient interdits d’emploi salarié, empêchés d’apprendre le bengali et fortement limités dans leur accès à l’éducation. Difficile alors, dans ces conditions, de s’y construire un futur. Là-bas, dans leur pays natal, se trouvent leurs champs, leur bétail, leurs villages. Mais le retour reste un horizon lointain, leur sécurité n’étant toujours pas garantie au Myanmar. Pris au piège dans cet entre-deux, ils comptent sur une solution politique qui se fait attendre. Or, les acteurs humanitaires ne sont en mesure que de répondre aux conséquences d’une crise en passe de se chroniciser, qui ne peut être résolue qu’à un niveau politique, où la communauté internationale, y compris la Suisse, a un rôle à jouer.