De Maude Zolliker
Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le droit à la santé comprend l’accès, en temps utile, à des soins de santé acceptables, d’une qualité satisfaisante et d’un coût abordable. Qu’advient-il, en Suisse, de ce droit à la santé pour les personnes migrantes qui ne maitrisent pas la langue du canton où elles résident ? Que faire pour éviter qu’elles ne souffrent de discrimination en matière d’accès aux soins, notamment dans le cadre de santé mentale ?
L’association Appartenances-Genève est engagée pour la promotion de l’autonomie et de la qualité de vie des populations migrantes dans le canton de Genève. L’association se veut un lieu de construction d’appartenances avec, pour pôle central de son activité, un centre de soins en santé mentale qui offre un suivi sur le long cours. Les psychiatres et les psychologues y proposent des prises en charge psychothérapeutiques et de soutien à toute personne ayant une expérience de migration.
Certains des patients viennent tout juste d’arriver en Suisse, d’autres sont là depuis longtemps. Que la migration soit volontaire ou subie, tous ont vécu un processus migratoire qui implique des pertes matérielles, affectives, culturelles et sociales. Ces pertes, ainsi que tous les changements causés par la migration, appellent à ré-imaginer des projets de vie et à ajuster les repères identitaires. Se pose également la question de la transmission aux enfants : que leur transmettre de la culture d’origine ? Quelle éducation leur donner ?
Pour certains patients s’ajoutent des troubles supplémentaires liés à des événements traumatiques causés par des guerres, des conflits inter-ethniques, communautaires ou sociaux, des catastrophes naturelles, des conditions extrêmes, dans leur pays d’origine et/ou sur la route de l’exil.
De plus, les conditions d’accueil en Suisse peuvent s’avérer extrêmement difficiles selon le statut de la personne migrante – incertitudes par rapport à l’octroi ou non d’un permis de séjours, logements collectifs peu adaptés, précarité économique, formation suivie au pays insuffisante ou non reconnue, etc.- L’ancrage dans le présent en est affecté ce qui influe négativement sur une projection dans le futur.
Ces personnes viennent consulter pour des problèmes de sommeil, des cauchemars, des flashbacks, des difficultés de concentration, des crises d’angoisse, des dépressions ; parce qu’elles peinent à s’intégrer à l’école, dans le monde du travail ; parce qu’elles vivent des situations familiales conflictuelles ou qu’elles sont confrontées à la violence, etc.
Dans ce contexte, Appartenances-Genève travaille étroitement avec des interprètes communautaires : en effet, près de 40% (Appartenances-Genève, Rapport d’activités 2018) des consultations se déroulent en présence d’un interprète communautaire. De fait, pour les patients allophones, le fossé linguistique influe directement et indirectement sur la qualité de leur prise en charge clinique. Sans interprète, la communication avec le thérapeute est difficile, voire impossible. Or, le traitement psychothérapeutique passe par les mots et l’échange entre le patient et son thérapeute. Les conséquences de l’impossibilité de communication et de l’incompréhension qui en découle – peur, méfiance, distance, etc. – prétéritent l’établissement d’un lien de confiance avec le thérapeute, ce qui peut mettre à mal l’engagement d’un processus psychothérapeutique. On comprend donc que les interprètes communautaires soient au cœur de l’activité thérapeutique de l’unité de soins. Ce sont des ponts qui jouent un rôle déterminant dans l’efficacité de la prise en charge clinique.
L’OMS déclare d’ailleurs que le recours aux interprètes communautaires est essentiel pour assurer aux migrants l’égalité de l’accès aux soins, en particulier dans le domaine de la santé mentale où la parole est le pilier de la thérapie. En effet, en psychothérapie, la parole n’a pas seulement vocation de transmettre une information et communiquer avec quelqu’un mais est aussi, et peut-être surtout, l’outil de travail pour pouvoir reconnaître la souffrance, pour effectuer le travail sur soi, pour reconstruire l’identité.
Les interprètes sont un trait d’union entre les univers du patient et du thérapeute. Il leur est demandé de ne pas se cantonner au rôle de traducteur et de cumuler à ce rôle celui de référent culturel, voire de médiateur culturel. Leurs interventions ont pour objectifs de permettre aux patients et thérapeutes de se comprendre et d’appréhender les représentations culturelles de chacun.
Cette position n’est toutefois pas toujours aussi bien définie entre thérapeute et interprète. Certains thérapeutes se cantonnent à vouloir de l’interprète une bonne traduction alors que d’autres pourraient aller jusqu’à voir l’interprète comme un co-thérapeute. Il est essentiel que thérapeute et interprète collaborent étroitement afin d’ajuster leurs attentes et leurs participations en fonction du rôle qu’ils ont défini pour l’interprète. Plus un thérapeute a l’habitude et connaît bien un interprète, et vice versa, plus le binôme pourra être efficace/toucher juste/être sensible durant les séances de thérapie. Le patient, mais aussi le thérapeute et l‘interprète en ressentiront les bénéfices.
Un suivi avec interprète fait se rencontrer trois personnes dans une séance. Ce n’est donc plus une dyade, mais bien une triade et les interactions ne sont pas les mêmes. Le thérapeute doit non seulement faire attention à son lien avec le patient, mais également être attentif à son lien avec l’interprète ainsi qu’au lien entre l’interprète et le patient. Il est indispensable que les thérapeutes suivent une formation pour trouver leur place dans une telle interaction et la gérer.
L’interprète est souvent très investi par le patient. Le transfert peut s’avérer important car l’interprète est perçu comme quelqu’un qui a réussi sa migration. Le contretransfert peut également se révéler puissant : l’interprète est lui-même souvent un migrant dont l’histoire se recoupe avec celle du patient. Ce que le patient raconte entre alors en résonnance avec le vécu de l’interprète qui doit savoir gérer ses émotions. Pour l’interprète aussi une formation est primordiale de même qu’une supervision régulière.
Dans son guide technique de 2018 concernant la promotion et les soins en santé mentale chez les réfugiés et les migrants (WHO Regional Office for Europe; 2018), le bureau régional de l’OMS pour l’Europe relève les points soulevés ci-dessus. Afin de répondre aux défis de santé publique concernant la population constituée par les réfugiés et les migrants en Europe, il insiste sur la nécessité de disposer d’un service d’interprétariat de qualité assuré par la formation des interprètes ainsi que celle des cliniciens collaborant avec ces derniers. Or le développement et l’accès à de tels services nécessitent un investissement financier. Malheureusement, la prise en charge de ces frais d’interprétariat qui devrait être assurée par l’Etat est remise en question et qui pose des limites de temporels à son accès : « après trois ans ces gens devraient savoir parler la langue de leur pays d’accueil ». Pourtant, on sait que l’expression de certaines émotions ne peut se faire que dans sa langue maternelle. On sait aussi que pour certains patients, les séquelles laissées par traumas subis ne permettent pas l’acquisition d’une autre langue.
La vignette suivante illustre bien l’implication de l’interprète dans une psychothérapie. L’interprète ressent aussi les choses. La qualité de l’attention psychothérapeutique au patient est approfondie lorsque le thérapeute est également attentif à l’interprète. L’importance d’une collaboration étroite y est donc mise en lumière.
Mme A. est une migrante venant d’un pays d’Afrique sub-saharienne. Elle a été victime de torture dans son pays. C’est la deuxième fois que la psychothérapeute la voit. Elle la rencontre avec une interprète avec qui elle a l’habitude de travailler depuis des années. En début de séance, Mme A. exprime son envie d’arrêter le suivi en disant qu’il ne lui fait pas du bien. En effet, elle se sent moins bien depuis la dernière séance. Elle dit alors que la thérapeute peut lui poser des questions auxquelles elle répondra, mais qu’elle ne prendra pas directement la parole.
La thérapeute se met à lui poser des questions. L’interprète traduit. La thérapeute se sent de plus en plus comme dans un interrogatoire. L’interprète, elle, commence à traduire simultanément, elle parle donc en même temps que la patiente et que la thérapeute, ce qu’elle ne fait normalement jamais en thérapie. Au bout d’un moment, la thérapeute fait une pause et demande à l’interprète comment ça se fait qu’elle traduise différemment aujourd’hui. Celle-ci s’arrête alors. Elle relève qu’elle a deux manières de traduire, l’une pour les rendez-vous de médecins et thérapie et l’autre lorsqu’elle traduit au tribunal et qu’elle est au parloir. Elle réalise qu’elle s’est mise à traduire comme lorsqu’elle est au tribunal. La thérapeute et l’interprète partagent alors cela avec la patiente qui se détend. Ce partage permet de libérer la parole. Finalement, à la fin de l’entretien, la patiente a envie de poursuivre le suivi psychothérapeutique.
Quelques chiffres 2018 autour des consultations d’Appartenances-Genève (Appartenances-Genève, Rapport d’activités 2018)
Nombre de consultations en présence d’un interprète communautaire : 1'524 (sur un total de 3'908).
Nombre d’interprètes ayant participé aux consultations : plus de 40 interprètes.
Les consultations avec interprètes sont assurées dans une vingtaine de langues.
Les consultations en albanais, farsi/afghan/pachtou, langues kurdes, bosniaque/serbo-croate, et tamoul sont les plus nombreuses et représentent 85%