Museler certaines voix, dans la science et au sein de la société?

Les vicissitudes de la liberté de s’exprimer

De Dr Jean Martin

Nous vivons un temps où des tendances autoritaires simplistes se manifestent dans de nombreux pays. La Suisse, pourtant si démocratique, risquerait-elle d’être contaminée? Des épisodes récents peuvent le faire craindre.

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Les vicissitudes de la liberté  de s’exprimer
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Le droit des scientifiques de parler.

Les soucis quant aux conséquences économiques de la pandémie donnent lieu à des réactions de milieux politiques jugeant que les restrictions introduites par le Conseil fédéral sont excessives. Dans la foulée, le Parlement a débattu d’une possible interdiction, pour la task force Covid, de s’exprimer publiquement. Que des règles soient établies pour cet organe en tant que tel, oui, mais refuser à ces scientifiques le droit à titre personnel de dire ce qu’elles et ils pensent de la situation paraît inimaginable dans une société qui dit se baser sur des faits objectifs. Mais on sait depuis Antigone que les porteurs de mauvaises nouvelles déplaisent.

Qu’il soit clair que les informations données par des personnes qui jouissent d’une compétence à le faire ne doivent en aucun cas être biaisées par des intérêts non scientifiques, personnels ou autres. De plus, une qualité nécessaire du professionnel (dont le médecin) est de ne pas craindre de dire «Je ne sais pas». Même si le public peut alors être surpris, connaître ses limites et oser les dire est une composante impérative de l’intégrité des «sachants». On attendra aussi de telles personnes qu’elles fassent preuve de pondération, en s’en tenant aux faits, sans hyperbole ou alarmisme indu. En un mot, qu’elles observent une certaine déontologie, à la hauteur de la crédibilité qui leur est accordée.

Antigone. Photo: Théâtre des Arts/Johannes Dietschi © Hochschulkommunikation ZHdK/flickr, CC BY-NC-ND 2.0
Antigone. Photo: Théâtre des Arts/Johannes Dietschi © Hochschulkommunikation ZHdK/flickr, CC BY-NC-ND 2.0


La liberté de parole de la société civile.

L’acceptation populaire – de justesse – de l’initiative pour des entreprises responsables (qui n’entrera pas en vigueur faute de majorité des cantons) a montré, d’une manière qu’on n’avait guère vue jusqu’alors, le potentiel de la mobilisation des citoyennes et citoyens dans la collectivité. Les émois que cela a suscités dans des milieux économiques se sont traduits en interventions auprès du Département fédéral des affaires étrangères, qui a décidé de ne plus subventionner des ONG pour une partie de leur travail d’information à l’intérieur du pays. Au motif qu’elles se mêlaient ainsi indument de politique.

Mais la politique, c’est la vie de la cité (polis). Les organisations d’entraide et de coopération ont ouvert le débat dans la cité, en affirmant que certaines entreprises mériteraient une supervision plus étroite à cause d’agissements, ailleurs dans le monde, qui méprisent certains droits humains ou sont du registre de la corruption. Dans ce sens, vouloir aujourd’hui empêcher que la collectivité soit informée de ce qui, avec la participation d’entreprises suisses, se fait sur le plan international en matière de coopération ou au contraire d’exploitation indue n’a rien à voir avec les valeurs civiques et civiles que l’on dit suisses. Un théologien observateur avisé de la société écrit à ce sujet: «Si les organisations qui reçoivent de l’argent public ne peuvent plus l’utiliser pour faire entendre leur voix, c’est tout le système démocratique suisse qui sera appauvri et qu’il faut changer...» [1]. Il va sans dire que celles et ceux qui critiquent doivent s’en tenir aux faits avérés et à une déontologie.

La véracité de la parole et les influenceurs.

Ces exemples récents montrent que la liberté d’expression, valeur forte de nos systèmes, n’est pas à l’abri des dangers. D’aucuns aimeraient pouvoir museler certaines prises de parole, à l’image des groupes d’influence et autres lobbys. Leur existence et leur rôle sont indissociables du débat politique tel que nous le connaissons; ils ont le droit de faire valoir leurs arguments et souhaits. Mais une exigence première est qu’ils s’en tiennent à des faits solides et admis. Et, je le répète, qu’ils observent une déontologie. S’agissant de la santé, on sait ce qu’on peut penser des «marchands de mensonges» en matière de tabac, de boissons sucrées et d’alimentation saine, etc..

Depuis 50 ans, les chercheurs mettent au jour l’étendue des manipulations de l’industrie visant à minimiser les données scientifiques et à discréditer les personnes qui œuvrent préventivement. On a affaire à des influenceurs dont les efforts sont en opposition frontale avec les intérêts de la santé publique. Caveant collegae et cives – Que les collègues, citoyennes et citoyens prennent garde.

Reference
  • F.-X. Amherdt. Une décision étonnante, regrettable et contestable. Le Temps, 9. März 2021, S. 2

Cet article a été initialement publié dans le Bulletin des médecins suisses le 14.04.2021.

Dr Jean Martin
Le Dr Jean Martin, après des études à Lausanne et des stages hospitaliers, a travaillé durant huit ans outre-mer (Amazonie péruvienne, Etat-Unis, Inde avec l'OMS et Cameroun. Ensuite il est entré au Service de la santé publique du Canton de Vaud, où il a été durant un quart de siècle, comme médecin cantonal. Il s'intéresse beaucoup aux questions médico-éthiques et bio-éthiques. Email