De Nago Humbert
L'aide internationale a déjà fait l'objet de nombreuses critiques depuis les années 70. Elle a été accusée de perpétuer l'hégémonie occidentale dans les pays du Sud, de les maintenir dans des rapports de dépendance ou encore de (re)produire continuellement des représentations disqualifiantes et victimisantes de leurs populations, toujours dépeintes en terme de "manque" par rapport aux attributs des sociétés occidentales. Devenu un business à part entière, la marchandisation croissante de l'aide a aussi été pointée du doigt, de même que sa bureaucratisation et sa déconnexion croissante des réalités des populations qu'elle cible.
Malgré les multiples réformes que ce secteur a entrepris au cours des dernières décennies, la critique de l'aide a pris une nouvelle ampleur : elle s'impose désormais dans le débat public avec une multiplication d'appels à "décoloniser" ou, un terme que nous préférons, à ʺdésoccidentaliserʺ le système de l'aide et à questionner les rapports de domination et le racisme structurel sur lesquels les imaginaires et les pratiques de celui-ci reposeraient.
Pour comprendre nos questionnements d’aujourd’hui, attardons-nous quelques instants sur le développement de ce mouvement pour mieux comprendre son évolution.
Pour répondre aux besoins socio-sanitaires et aux défis immenses des pays défavorisés, depuis plus d’un siècle l’aide humanitaire s’est développée de façon très disparate. Fortement marquée au départ par des organismes confessionnels (les missions des églises chrétiennes avec un objectif de prosélytisme sous-jacent), elle s’est ensuite développée pendant le XIXe siècle sous le symbole de la Croix-Rouge. Suivront les aides gouvernementales bilatérales, les organisations onusiennes et à partir des années 70, la création des premiers modèles d’ONG du type « Médecins sans Frontières ». Depuis cette époque, l’action humanitaire a non seulement évolué, mais a vu les terrains d’intervention considérablement changer. D’un mouvement caractérisé par le respect des États et une stricte neutralité, en passant par le « droit d’ingérence» des sans-frontières, la prolifération des ONG se disputent aujourd’hui les terrains d’intervention. D’autre part, la plupart abandonne l’engagement militant ou associatif, si ce n’est les valeurs pour lesquelles elles ont été créées, pour devenir des agences dans lesquelles on fait des carrières professionnelles.
Et nous évoquerons ici, même si cela demanderait un chapitre à part entière, une autre dérive : la militarisation des actions humanitaires, concept antinomique des valeurs que nous défendons. En effet, nous assistons depuis quelques années à la naissance d’un nouveau concept, celui du "militaire humanitaire" ou de "l’intervention humanitaire militaireʺ. Conséquences de cette aberration sémantique : des victimes civiles à qui on fait payer les folies politiques de leurs dirigeants. L’Irak, la Libye ou la Syrie entre autres, ou encore les fameux "bombardements humanitairesʺ sur Belgrade lors de la guerre des Balkans, en sont de tristes exemples. Cette relation contre-nature du militaire et du politique avec l’humanitaire provoque non seulement une confusion éthique, mais elle met aussi en danger la sécurité des acteurs humanitaires en assimilant ces derniers aux forces colonialistes ou impérialistes.
D’autre part, la plupart abandonne l’engagement militant ou associatif, si ce n’est les valeurs pour lesquelles elles ont été créées, pour devenir des agences dans lesquelles on fait des carrières professionnelles.
La critique de l’action humanitaire basée sur la charité et la neutralité amèneront également la notion du « concept de victime» à être repensé. La philosophe Hanna Arendt a beaucoup travaillé sur cette notion et sur le lien entre pitié et terreur, mettant en évidence le fait que la première peut facilement entraîner la seconde. C’est en s’inspirant des propos de cette dernière que Rony Brauman déclarait lors d’un forum : "Les actions de l’Arche de Zoé[1] et l’invasion de l’Irak ne sont pas radicalement opposées puisque les deux évènements illustrent la même démesure de la bonté".
Cette notion de victime est d’ailleurs souvent à la base de nos actions : elle ne cesse de nous interroger quant au poids qui lui est réservé dans nos décisions d’intervenir ici plutôt que là. Être victime, c’est subir les évènements. C’est la notion de passivité associée au mot victime qui permet à certains d’avoir du pouvoir sur elle. L’acte humanitaire devrait au contraire, en premier lieu, redonner à la victime pouvoir et dignité. Pour nous, cela représente la transformation d’un concept éminemment respectable hérité de nos sociétés judéo chrétiennes, la charité, en un concept qui devrait guider l’action humanitaire, la justice et le respect des droits humains. On se penche sur les pauvres et les victimes, alors qu’on devrait les aider à se redresser afin qu’ils puissent nous regarder en face, d’égal à égal, et devenir acteurs de leur propre destin. Faire de la victime un partenaire de nos actions et ne pas l’installer dans une relation de dépendance et de reconnaissance comme c’est encore souvent le cas. On retrouve cette même relation dans le monde médical. Prendre en charge un patient a une connotation quelque peu paternaliste ou même impérialiste. "Je sais ce qui est bon pour toi et j’attends de toi une soumission totale à mes ordres « médicaux »". C’est encore une fois confondre l’autorité et le pouvoir. Longtemps, les organisations humanitaires ont fonctionné sur ce modèle qui n’est pas sans rappeler l’attitude coloniale des pays du ʺNordʺ vis-à-vis de ceux du ʺSudʺ.
Cette notion de victime est d’ailleurs souvent à la base de nos actions : elle ne cesse de nous interroger quant au poids qui lui est réservé dans nos décisions d’intervenir ici plutôt que là. Être victime, c’est subir les évènements. C’est la notion de passivité associée au mot victime qui permet à certains d’avoir du pouvoir sur elle.
On peut adapter ce concept à l’aide humanitaire. Propriété presque exclusive des églises dans les siècles passés avant de devenir une nouvelle idéologie des ONG, elle projette dans la mémoire collective le mouvement de se pencher sur la misère et ses victimes, considérant que la Victime-Patient est ontologiquement passive et que l’Humanitaire-Soignant est actif. C’est alors la charité et la compassion et non la justice qui animent ce mouvement d’aide par le soin. Une victime, dans certains imaginaires, est par essence sans voix. Elle se tait. Elle subit. Elle doit être reconnaissante de l’aide et des soins qu’elle reçoit. Or, en entendant il y a quelques années une "victime" rescapée du génocide rwandais parler de ses sentiments d’abandon et de colère après le départ des humanitaires qui avaient délaissé les dispensaires de son village dès que les projecteurs des médias s’étaient éteints, nous avons compris l’importance de redonner du pouvoir aux victimes. Ce contre témoignage cassait surtout l’image de la bonté inconditionnellement bienfaisante et démontrait que faire le bien à tout prix peut avoir un coût et que celui-ci peut être lourd de conséquences négatives. Sa voix nous disait que l’action humanitaire peut être toxique et nuire aux victimes qu’elle prétend aider.
Après le cirque humanitaire du tsunami ou du tremblement de terre en Haïti : Primum non nocere (²d’abord ne pas nuire²), nous sommes en droit de nous demander si le principe de non-malfaisance ne devrait pas précéder celui de bienfaisance au même titre que le droit d’ingérence.
La vision d’un pouvoir des ONG humanitaires sur les événements tragiques de notre terre est une illusion entretenue bien malgré nous. Brisant la traditionnelle neutralité de la Croix Rouge, les ONG comme MSF ou MDM ont imaginé que, outre le droit d’ingérence, le témoignage en utilisant les médias lors de leur intervention pour dénoncer les exactions des oppresseurs et des génocidaires, sera plus efficace pour faire bouger l’opinion internationale que les protestations feutrées des chancelleries. Malheureusement les faits nous ont prouvé leur relative inefficacité au Rwanda, en Bosnie, au Darfour et aujourd’hui en Syrie, au Yémen, en RDC, en Afghanistan, en Palestine et dans bien d’autres conflits oubliés.
Pour nos gouvernements, les ʺhumanitairesʺ sont souvent le ʺcache sexeʺ qui sert à masquer leur lâcheté politique.
Dans un article du Monde, Jean-Christophe Rufin (Le Monde, 2010) résume très bien cette illusion :
« l'humanitaire n'est pas efficace sur le fond des problèmes. Peu importe que ce ne soit ni sa vocation ni son mandat : les espoirs qu'il a suscités ont généré des attentes auxquelles il est incapable de répondre ».
Or, les médias et certains gouvernements continuent de traiter les situations de crise sous un éclairage humanitaire, alors que les problèmes et les solutions sont éminemment politiques et que les humanitaires ne sont que des alibis. L’exemple de Gaza illustre de façon exemplaire cette constatation.
Il est évident que la colonisation ou l’occidentalisation est étroitement liée au pouvoir de l’argent et malheureusement ce pouvoir financier, qui rend dépendant les partenaires du ʺSudʺ, se trouve dans les pays dit du ʺNordʺ. On pourra toujours nous rétorquer que la majorité des employés des ONG ou des agences onusiennes sont des nationaux du pays d’intervention, tant que les décisions et le financement dépendront des sièges centraux situés majoritairement dans les pays occidentaux, le pouvoir et la relation de dépendance resteront dans le même sens unique. Le reste n’est que de la cosmétique de communication.
D’autre part, les ONG ont de plus en plus tendance à choisir leur lieu d’intervention en fonction des lignes de financement disponibles décidées par les grands bailleurs et non par les besoins réels des populations.
C’est pourquoi, certaines ONG se lancent dans des opérations d’urgence accentuant leur fausse représentation auprès du public alors qu’ils n’en ont souvent ni les moyens, ni les compétences. Nous avons pu le constater lors de catastrophes naturelles ou de conflits armés, avec la précipitation, la non-professionnalisation des interventions dans le domaine de l’urgence de certains acteurs humanitaires, en plus de l’absence de coordination motivée souvent par la lutte des drapeaux. Cette obsession de la visibilité dévoie l’objectif premier qui doit être l’aide aux victimes et non une opération marketing.
Alors, décoloniser ou désoccidentaliser c’est d’abord transmettre le pouvoir de décision et de gestion des projets à ceux qui connaissent le mieux les besoins des populations c’est-à-dire ceux qui vivent avec ses populations. Et si nous pouvons modestement à leur demande leur transmettre notre expertise dans nos domaines spécifiques en respectant leur culture, nous aurons entamer un petit mouvement vers un nouvel équilibre ʺNord-Sudʺ.
On pourra toujours nous rétorquer que la majorité des employés des ONG ou des agences onusiennes sont des nationaux du pays d’intervention, tant que les décisions et le financement dépendront des sièges centraux situés majoritairement dans les pays occidentaux, le pouvoir et la relation de dépendance resteront dans le même sens unique. Le reste n’est que de la cosmétique de communication.
L’Observatoire Ethique et Santé Humanitaire a organisé le 16 septembre une journée sur La décolonisation de l’aide humanitaires à l’université de Neuchâtel. Les conférences peuvent être visionnée sur le site : https://oesh.ch/decoloniser-laide-internationale-e...
Association française qui a tenté d’enlever des enfants tchadiens prétendant que c’étaient des orphelins du Darfour pour les emmener en France.