L’assistance aux migrants provenant du Venezuela est un défi majeur pour les acteurs humanitaires

Personnes en situation de migration à Bogota 2019. Photo: John Orlando

 

6’000 personnes par jour entrent en Colombie à la recherche d’un refuge, d’une protection, de nourriture et de santé

Les 3 pays qui enregistrent la plus grande proportion de migrants sont la Colombie (1.4 millions), le Pérou (853’429) et l’Equateur (303’414). La modalité migratoire en Colombie se divise en 4 catégories : La migration légale qui se réalise à travers les postes de contrôles douaniers sur présentation d’un document d’identité valide, d’un visa ou d’un permis temporaire (PEP Permis Spécial de Permanence, délivré pour 2 ans maximum. Dans l’actualité aucun nouveau PEP est délivré.[1]). La migration illégale qui se caractérise par une entrée via des passages illégaux, la traversée de rivières limitrophes ou des sentiers de fortune[2]. La migration pendulaire, qui se réfère aux personnes qui passent la frontière pour de courtes périodes à la recherche de vivres pour leur propre consommation ou pour la revente de retour au Venezuela[3]. La migration pour transit (indépendamment de l’entrée légale ou non) dont l’objectif est de traverser la Colombie pour se rendre en Équateur et principalement au Pérou. Dans cette catégorie se situe une population particulièrement vulnérable, les caminantes (marcheurs), qui traversent le pays à pied, parcourant des milliers de km durant des mois. Leurs risques sont très élevés en termes de santé et de protection. Ils peuvent trouver sur la route des aides alimentaires, des soins de santé et des habits offerts par des ONG et la Croix Rouge Colombienne-CRC mais leur prise en charge est complexe compte tenu de leur mobilité[4].

Consultation de femme enceinte_Frontière de Cúcuta_ACF Colombie_2019. Photo: John Orlando

 

Pour l’ensemble de ces catégories, et indépendamment du statut migratoire régulier ou irrégulier, la majorité des personnes indiquent qu’un retour au Venezuela est peu probable tant que la situation interne ne s’améliorera pas. Parmi ces migrants (bien qu’il n’existe pas de chiffres précis) on trouve des doubles-nationaux qui ont la nationalité colombienne et vénézuélienne, ce qui leur facilite l’inclusion dans le système de santé, l’accès à l’école des enfants et l’accès théorique au marché de l’emploi dans un pays où le taux de chômage officiel avoisine les 10%, mais où le sous-emploi et l’emploi informel sont très élevés.

Augmentation des ceintures de pauvreté et du travail informel

Au-delà des milliers de personnes qui ont quitté le Venezuela dans la première phase migratoire (il y a 8-10 ans) et qui disposaient de ressources et de capacités d’installation dans une démarche migratoire que l’on pourrait définir de « normale », les migrants de ces dernières années et les migrants actuels se caractérisent par des profils nettement plus vulnérables. Ces migrants rejoignent leurs parents plus jeunes qui sont venus en « éclaireurs », et qui pour la grande majorité, n’ont pas atteint l’objectif de préparer leur accueil dans des conditions dignes pour les recevoir. En conséquence, chaque jour des milliers de migrants rejoignent les banlieues et bidonvilles des villes frontalières, intermédiaires ou des grandes villes comme Bogota, Medellin ou Cali, s’installant dans les parcs ou sous les ponts, louant des chambres insalubres ou, pour les plus chanceux, trouvant refuge pour quelques nuits dans une structure caritative.

Est observée une augmentation du phénomène des « vendeurs de rue » qui est l’emploi informel par excellence. Rares sont les feux rouges où l’on ne trouve pas de migrants qui, accompagnés d’enfants, vendent des bonbons et font appel au bon cœur des automobilistes. La concurrence avec les vendeurs « traditionnels » colombiens provoque des rixes et la xénophobie est en nette augmentation. S’ajoutent à la haute vulnérabilité des personnes migrantes, les situations rapportées d’exploitation sexuelle de femmes et d’enfants, et le recrutement par le crime organisé et les groupes de la guérilla qui ne se sont pas associés au Processus de Paix (processus qui continue d’être accompagné de grands espoirs au niveau national et international mais qui, malgré des progrès indiscutables, est en train de se détériorer).      

  

Mesure de la taille d’un enfant_ Frontière de Cúcuta_ACF Colombie_2019. Photo: John Orlando

 

Un camp d’accueil pour migrants

Inauguré en mars 2018, placé sous la responsabilité du HCR et géré par le Conseil Danois pour les Réfugiés-DRC, le Centre d'attention intégrale-CAI est situé à 7 km du poste frontière de Paraguachón à La Guajira, département qui occupe le 3ème rang (11%) de réception de migrants après Bogota (23%) et Norte Santander (13%). C’est l’unique structure du pays qui s’avoisine à un camp de transit. Les personnes qui y trouvent refuge sont sélectionnées selon des critères précis de vulnérabilité (familles nombreuses avec enfants en bas âge, femmes enceintes, enfants en situation de handicap, personnes âgées...). Le CAI offre des services spécialisés fournis par des acteurs publics, des agences de l’ONU et des ONG internationales comme le Conseil Norvégien pour les Réfugiés-NRC, Handicap International-HI, Action contre la Faim-ACF et la CRC. Malheureusement, la capacité du CAI est limitée à 350 personnes qui peuvent y rester 30 jours maximum. La liste d’attente à fin juillet dépasse les 2'000 personnes. Une extension du camp est imminente avec une capacité augmentée de 750 personnes, ce qui est important mais ne couvre pas les besoins des milliers d’autres migrants qui entrent chaque jour de ce côté de la frontière.

  

Système de santé débordé et complémentarité de l’aide internationale

Il faut saluer les efforts de la Colombie en termes d’accueil des populations provenant du Venezuela. Tant l’ex-président Juan Manuel Santos (Prix Nobel de la Paix en 2016) qui a gouverné de 2010 à 2018, que le président actuel, Ivan Duque, ont une position politique ouverte et solidaire face aux conséquences humanitaires de cet exode. Force est de constater que les services étatiques n’arrivent pas à absorber les besoins d’assistance sociale et de santé de la population migrante. Sur l’ensemble du territoire, les services des urgences médicales n’ont pas la capacité de répondre aux besoins des milliers de personnes qui y font appel et cela bien que les migrants, qu’ils soient réguliers ou pas, ont légalement accès aux soins d’urgence. Sont reportés de multiples cas où cette prise en charge est refusée ou limitée. Quant aux soins courants, seuls les détenteurs du PEP y ont accès de manière limitée. C’est ici où la complémentarité des services offerts dans le secteur de l’humanitaire est essentielle et cela bien que l’aide cumulée représente une couverture estimée de 30% des besoins.

Consultation médicale d’enfant_Norte Santander_ACF Colombie_2019. Photo: John Orlando

 
Plusieurs ONG qui ont une expertise en santé et nutrition, comme Action contre la Faim-ACF et Médecins du Monde-MDM, interviennent auprès de migrants en zones frontalières, rurales, péri-urbaines et urbaines. Leurs professionnels rapportent leurs inquiétudes sur la prise en charge des femmes enceintes et allaitantes et des enfants qui sont diagnostiqués avec des carences nutritionnelles. Pour le seul cas de la frontière de Cúcuta, les équipes d’ACF ont évalué entre janvier et juillet 2019, 1'128 enfants, en identifiant 73 cas à risque de malnutrition, 25 en malnutrition aiguë modérée et 9 en malnutrition aiguë sévère. De plus, ont été suivies 63 femmes enceintes et 162 femmes allaitantes. A Bogota, les équipes mobiles d’ACF suivent une moyenne mensuelle de 80 femmes enceintes dont de très jeunes et 65 enfants de 0 à 5 ans. Les cas les plus graves sont référés au système de santé public. De manière générale, le personnel de santé rapporte son inquiétude sur les malades chroniques qui ont besoin de traitements continus car la situation est de plus en plus préoccupante compte tenu des profils des migrants toujours plus vulnérables qui entrent dans le pays. Ceci fait craindre des conséquences fatales à moyen terme pour des milliers de personnes si des mesures urgentes ne sont pas mises en place.

 

Protéger les principes humanitaires et rendre plus visible la situation vénézuélienne dans l’agenda international

Il est important de maintenir en alerte deux situations de potentielle dérive dans un contexte d’intervention humanitaire régionale. D’une part, l’importance de préserver les principes humanitaires comme fondamentaux de l’aide humanitaire, en rappelant qu’ils ont pour objectif la mise en œuvre d’une assistance qui garantisse humanité, neutralité, impartialité et indépendance. Toute transgression serait hautement préjudiciable pour la population cible qui doit être assistée de manière efficace et efficiente. Les acteurs humanitaires doivent être les garants de ces principes en s’opposant sans réserve à toute tentative de politisation de l’aide. D’autre part, il est prioritaire de faire signaler, de façon plus précise, dans l’agenda de la communauté internationale et des politiques de coopération des états donateurs, la situation des migrants provenant du Venezuela et ses impacts sur le continent. L’aide financière doit être augmentée pour répondre, non seulement aux urgences, mais pour garantir l’inclusion sociale, économique et culturelle tout en prévenant la xénophobie.

Par la mesure du périmètre brachial au moyen d’un bracelet (MUAC – Mid-Upper Arm Circumference) on peut contrôler la malnutrition La Guajira_ACF Colombia_2019. Photo. John Orlando

 

Malgré les effets notoires sur le continent latino-américain que provoque cet exode massif, il est inquiétant de constater qu’un discours prônant un retrait ou une diminution de l’aide au développement en faveur de l’Amérique latine est en train d’être prévu par les autorités de coopération de certains pays d’Europe. Bien qu’il soit réjouissant que différents pays latino-américains aient largement progressé en termes macro-économiques, politiques et de défense des droits humains, il est essentiel de rappeler que subsistent et se creusent des inégalités sociales et des poches de pauvretés qui touchent des millions de personnes ; auxquelles s’ajoutent les vulnérabilités oubliées des centaines de peuples ancestraux qui ne bénéficient pas des effets des avancées macro-économiques. La politique de coopération de nos pays européens doit être particulièrement vigilante et ne peut ignorer les positions politiques populistes, et les fragilités de gouvernance démocratique qui subsistent.


Références

  • [1] PEP, Permis Spécial de Permanence, délivré pour 2 ans maximum. Dans l’actualité aucun nouveau PEP est délivré.
  • [2] La frontière limitrophe entre les deux pays est longue de 2'220 km. Il existe des milliers de passages illégaux contrôlés par des passeurs que les migrants doivent payer.
  • [3] Il existe des dizaines de peuples indigènes qui historiquement passent la frontière entre le Venezuela et la Colombie. Ces mouvements sont plus nombreux compte tenu de la situation du côté vénézuélien.
  • [4] Un risque additionnel pour les caminantes est lié aux conditions climatiques car pour traverser le pays ils doivent passer des cols[4] de montagne qui atteignent des altitudes de 4'000 mètres. S’agissant de personnes qui viennent de régions chaudes elles ne sont pas préparées en termes physiques et vestimentaires pour de tels périples, raison pour laquelle sont reportés régulièrement des décès par hypothermie de personnes fragiles et d’enfants.
  • Plateforme Régionale de Coordination pour les migrants du Venezuela : https://r4v.info/es/situations/platform
  • Haut-Commissariat pour les Réfugiés-HCR (UNHCR) : https://www.unhcr.org/
  • l’Organisation Internationale des Migrations-OIM (IOM) : https://www.iom.int/fr

 

John Orlando
John Orlando travaille depuis plus de 20 ans dans la coopération internationale et l’action humanitaire. Depuis 1996, il a travaillé pour Médecins sans Frontières, Médecins du Monde et Terre des hommes. De 2012 à 2014 il a travaillé à la Haute Ecole de Travail Social de Genève (HES/SO) pour coordonner les prestations de service, enseigné dans des modules de coopération et droits humains et dirigé la mise en œuvre de la formation postgrade CAS/DAS de Spécialiste en Protection de l’Enfance. En 2016, il a co-dirigé le développement du CAS en Justice Juvénile dispensé depuis 2017 par le Centre interfacultaire en droits de l’enfant de l’Université de Genève. En 2018, il rejoint l’ONG internationale Action contre la Faim comme chef de délégation pour diriger les opérations humanitaires en Colombie, poste qu’il occupe actuellement. Il est membre du comité de Médecins du Monde Suisse.