De Alan Briggs
L’engagement collectif en faveur de la paix mondiale apparaît indéniable – par exemple à travers la promotion d’une conception commune des droits humainse –, et il se manifeste notamment dans la façon dont le droit international et l’ONU contribuent à la construction d’un monde plus libre et plus équitable. Pourtant, un ordre juridique universellement valable suppose une base de valeurs commune et une compréhension uniforme des concepts qui définissent cet ordre. Cela peut-il fonctionner dans un monde de plus en plus globalisé, marqué par la diversité des cultures, des traditions, et en particulier par l’histoire coloniale ?
Lorsque le 8 mai 1945, après douze ans de joug national-socialiste, les cloches de la paix européennes ont sonné la fin de la Seconde Guerre mondiale, les puissances alliées avaient déjà entamé les négociations d’après-guerre concernant la démilitarisation de l’Allemagne et le nouvel ordre politique et territorial en Europe et dans le monde. Face aux conséquences dévastatrices de la guerre, ces négociations portaient également sur l’instauration de structures qui permettraient d’empêcher que des souffrances d’une ampleur similaire ne se reproduisent à l’avenir. La création de l’Organisation des Nations Unies (ONU) fut ainsi décidée. Fondée sur le droit international, elle devrait avoir pour objectif de préserver la paix mondiale et de promouvoir la coopération entre les États. Il devait s’agir d’un projet explicitement libéral, fondement d’un nouvel ordre de valeurs plus inclusif qui garantirait la protection et l’autodétermination de tous les peuples.
Ces ambitions confèrent à l’ONU jusqu’à aujourd’hui une force émancipatrice considérable, en particulier dans le contexte de conflits armés et de la coopération au développement, ou dans la promotion mondiale du discours sur les droits humains. Pourtant, une minorité de juristes, en particulier issus du Sud global, énonce des critiques à l’encontre de l’ONU et des structures qui la sous-tendent. Alors qu’ils ne contestent pas en principe la capacité de l’organisation à protéger les groupes marginalisés, ils critiquent la base structurelle du droit international et le rôle de l’ONU en tant qu’instance centrale de définition de normes pour l’ensemble des États. Ils apportent une perspective qui remet en question le potentiel émancipateur du droit international.
Pour les voix critiques, les choses sont claires : une validité juridique universelle suppose l’existence d’une base de valeurs commune où seule une perspective peut dominer, en l’occurrence celle de l’Occident.
Le droit international repose fondamentalement sur l’engagement pris par les États de se soumettre à ses principes et à ses règles. En d’autres termes, il s’appuie sur la conception universellement établie de l’existence d’un ordre mondial juridique et politique. Dans le système actuel, cela se reflète dans le consensus des États, ce que l’on appelle le « droit positif » (Krajewski, M., 2019). C’est précisément ce dernier qui a permis aux États de créer l’ONU et ses organes. Parallèlement, le libéralisme juridique est une philosophie selon laquelle le droit international est en capacité d’instaurer un état de droit universel, c’est-à-dire un système de normes acceptées mondialement et contraignantes de manière égale pour tous les États.
Des concepts tels que l’autodétermination, la liberté démocratique et les droits humains apportent une contribution essentielle au renforcement de l’état de droit, tandis que l’ONU assume la principale responsabilité de sa diffusion (Chimni, BS., 2012). Ainsi, l’ONU a reçu pour mandat de mettre en place des structures permettant l’instauration de cet état de droit universel. Dans l’interprétation « traditionnelle » des adeptes du libéralisme juridique positif, l’ONU est considérée comme la gardienne de la promesse de liberté et comme l’organe central pour l’avènement d’un monde libre et uni. Pour les voix critiques, les choses sont claires : une validité juridique universelle suppose l’existence d’une base de valeurs commune où seule une perspective peut dominer, en l’occurrence celle de l’Occident.
Une critique de l’interprétation traditionnelle s’est exprimée pour la première fois dans les années 1980, à travers des approches nées à Harvard et toujours à l’œuvre aujourd’hui, connues sous les appellations « New Approaches to International Law » (NAIL, Nouvelles approches du droit international) et «Third World Approaches to International Law » (TWAIL, Approches tiers-mondistes du droit international). Les partisans de l’approche NAIL arguent du fait que le droit international serait prisonnier de son lexique traditionnel composé d’États et de droits souverains. Selon eux, cette détermination immuable restreint non seulement le discours juridique, mais elle exclut aussi des perspectives alternatives qui seraient susceptibles de remettre en question la rhétorique prédominante (Kennedy, D., 2000). En tant que mouvement de juristes du Sud global, l’approche TWAIL va plus loin : pour elle, le problème ne réside pas seulement dans la rigidité du langage, mais surtout dans l’empreinte profonde que des valeurs eurocentrées ont laissée dans le droit international moderne au cours de processus historiques. Ceci a pour effet que des concepts étroitement liés à la tradition de pensée européenne et occidentale dominent le discours autour du droit international.
Selon l’approche TWAIL, cela empêche le droit international et l’ONU de refléter de façon appropriée la diversité culturelle des sociétés actuelles. Au lieu de cela, le droit international moderne devient un instrument d’assimilation à travers lequel les idéologies occidentales s’ancrent à l’échelle mondiale sans laisser de place à une véritable diversité (Sunter, Andrew F., 2007). Que ce soit en tant que solution pragmatique sur l’applicabilité d’un état de droit universel ou – comme les TWAIL-ers argueraient – en tant qu’expression du pouvoir politique d’États occidentaux influents, il apparaît d’un point de vue postcolonial que le droit international fait un grand écart inconfortable entre légitimation d’un discours universel et reconnaissance de la diversité culturelle. Ceci s’illustre en particulier à travers l’exemple des peuples autochtones dans le droit international.
Le récit de protection mondiale et d’équité semble donc permettre à l’ONU de préserver un système normatif qu’elle juge approprié et universellement valable. Comme le montre l’exemple des peuples autochtones, cette protection semble pourtant avoir un prix : celui de l’assimilation.
Le 13 septembre 2007, au terme d’un processus de trente ans, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la Déclaration relative aux droits des peuples autochtones. Cette résolution non contraignante juridiquement définit et délimite les droits individuels et collectifs des communautés autochtones. Son préambule souligne le droit des peuples autochtones au développement, et la Déclaration promeut la coopération entre les États et les communautés autochtones sur la base des principes de justice, de démocratie et de respect des droits humains. D’un point de vue traditionnel, ceci constitue un exemple positif de potentiel émancipateur du droit international, notamment parce que les peuples autochtones ont souffert pendant des siècles de l’exploitation coloniale et des conflits territoriaux.
Cependant, à l’aune de discours postcoloniaux, deux problématiques centrales se font jour : d’une part, il n’est pas clairement établi dans quelle mesure les conceptions et valeurs des peuples autochtones sont en accord avec les concepts positifs et libéraux d’équité, de droits humains et de démocratie. Cela implique que les peuples autochtones doivent manifestement s’adapter aux normes universelles avant de pouvoir bénéficier de la protection dont ils ont besoin. D’autre part, les critiques avertissent du danger d’une dynamique « victime–sauveur » dans laquelle l’Occident moderne libéral se voit moralement tenu d’instaurer un ordre juridique universel pour protéger ces cultures. Du point de vue postcolonial, de telles dynamiques contribuent à confirmer et maintenir des déséquilibres de pouvoir existants et mettent en péril la capacité d’action des cultures non occidentales. Le récit de protection mondiale et d’équité semble donc permettre à l’ONU de préserver un système normatif qu’elle juge approprié et universellement valable. Comme le montre l’exemple des peuples autochtones, cette protection semble pourtant avoir un prix : celui de l’assimilation.
La Suisse peut assumer un rôle significatif dans ce contexte aussi complexe que tendu. Sa position centrale et son expérience diplomatique lui permettent d’intervenir en tant que médiatrice entre diverses perspectives culturelles et politiques.
La Suisse peut assumer un rôle significatif dans ce contexte aussi complexe que tendu. Sa position centrale et son expérience diplomatique lui permettent d’intervenir en tant que médiatrice entre diverses perspectives culturelles et politiques. Ce faisant, elle pourrait aller au-delà des concepts émancipateurs classiques tels que les droits humains et s’attacher à ce que les normes mondiales ne soient pas exclusivement empreintes des conceptions occidentales. En s’engageant en faveur de l’intégration de points de vue divers, non occidentaux, dans les forums internationaux tels que l’ONU, la Suisse pourrait contribuer à étendre les limites de ces concepts. Parallèlement, les organisations suisses peuvent promouvoir des projets ciblés qui respectent les traditions locales et n’insistent pas sur l’adaptation aux normes occidentales. Ainsi, la Suisse contribuerait à garantir que l’ordre juridique mondial s’appuie sur un fondement plus large et plus équitable, reconnaissant la diversité des points de vue.