De Thomas Vogel
De par le monde, la médecine de précision est envisagée comme une stratégie prometteuse, qui non seulement améliore les traitements, mais permet également de mieux cibler la prévention. Ces augures tiendront-ils leur promesse? Une réflexion critique sur cette thématique de Thomas Vogel, président du Réseau Medicus Mundi Suisse.
La santé publique est fondée sur le constat que des mesures simples, abordables et acceptables appliquées de façon coordonnée à une population donnée – quelle que soit sa taille – peuvent (i) produire des améliorations notoires de la santé de cette population, (ii) réduire nettement les conséquences des problèmes de santé sur sa prospérité et (iii) ultimement accroître son bonheur.
La « santé personnalisée » (ou « precision medicine ») est selon le National Institute of Health (NIH) « une approche émergente pour le traitement et la prévention des maladies, qui tienne compte des variables individuelles génétiques, environnementales et comportementales ». Cette approche devra permettre de mieux identifier les traitements et les stratégies de prévention qui seront à même d’être efficace auprès de différents groupes de personnes.
Cette approche ciblée, par opposition à une « approche générique » de santé publique, doit-elle être privilégiée dès à présent ? Est-elle abordable pour tous ? Risque-t-elle de générer des inégalités, voire des iniquités en santé ?
La contribution proposée ici a pour objectif (i) de rendre attentif au risque que font peser les développements liés à la « santé personnalisée » sur les inégalités de santé et (ii) de permettre de débattre de cette question avec ceux qui soutiennent au contraire que les promesses de la « santé personnalisée » réaliseront une réduction des inégalités en santé et permettront au plus grand nombre de profiter d’une amélioration de la condition humaine.
Aujourd’hui davantage de personnes que jamais dans l’histoire de l’humanité ont accès à des soins de santé de base. Pourtant de profondes inégalités en santé persistent.
Les inégalités (et peut-être même les iniquités) en santé ont beaucoup évolué au cours des deux dernières décennies. Les écarts entre pays développés et pays en développement semblent s’être réduits, tandis que les écarts entre groupes de population dans un même pays pourraient bien s’être accrus. Quelles sont les perspectives qui se dessinent à l’aune de la « santé personnalisée » ?
Les pays les moins bien lotis auront-ils seulement la possibilité de mettre en œuvre les technologies nécessaires, de suivre de larges cohortes dans leur contexte ou ‘simplement’ de stocker et traiter les données nécessaires ? Pourront-ils promettre à leur population les bénéfices de la « santé personnalisée » ?
Les inégalités globales en santé sont le reflet des risques environnementaux, des écarts d’éducation, des gradients socio-économiques, des ressources limitées et au final de l’accès restreint à des systèmes de santé performants. On peut ainsi dire que l’équité globale en matière de santé n’est réalisée ni sur le plan des déterminants, ni sur le plan des ressources et évidemment non plus sur le plan des résultats de santé.
L’OMS relève qu’au moins 400 millions d’êtres humains n’ont pas accès à des services essentiels tels que des traitements médicaux adéquats ou encore des vaccins. Au même titre, elle souligne que les différences de résultats de santé sont notoires tant entre les pays (espérance de vie à la naissance de 83.7 ans au Japon, tandis qu’elle est de 50.1 ans en Sierra Leone) qu’à l’intérieur d’un pays : les statistiques anglaises notent une espérance de vie en bonne santé de 54.4 ans à Manchester et de 72.2 ans à Richmond s/Tamise pour les femmes.
La « santé personnalisée » permettra-t-elle de répondre à ces déséquilibres ?
La promesse d’une meilleure compréhension de l’étiologie de certaines maladies et l’amélioration des stratégies de prévention, de dépistage et de traitement sont annoncées par les enthousiastes de la « santé personnalisée ».
Pourtant, tout porte à penser que les traitements élaborés à la suite de séquencements génomiques seront très probablement plus chers que les traitements génériques. S’il est vrai que moins de personnes devront être traitées avec des médicaments inefficaces pour eux, les coûts de développement de traitements ciblés devront être « répartis » sur un plus petit nombre, accroissant sensiblement le coût unitaire du traitement. Au final, il est peu probable que les coûts globaux pour ces traitements diminuent. La charge financière ne fera au mieux que de se maintenir.
Ensuite, avec ces informations additionnelles, permettant de réduire l’aléa de la maladie, nos modèles de mutualisation des risques pourront-ils encore faire fonctionner les mécanismes de solidarité ?
En connaissant mieux l’impact des déterminants génétiques, environnementaux ou comportementaux, pourra-t-on encore convaincre les citoyens/assurés/contribuables qu’un modèle de couverture sanitaire universelle est souhaitable ? Il est à craindre que ces modèles « naïfs » ne survivent pas à la « précision » de la « santé personnalisée ». Il est à craindre que les mieux portants, les moins exposés ou simplement les mieux informés cherchent à éviter de contribuer à une médecine qui ne leur bénéficiera qu’indirectement. Réalisant en cela une sélection adverse parfaitement sensée mais absolument indésirable !
Enfin, un déploiement de ces technologies et de ces techniques à travers le monde nécessitera de nouvelles compétences et certainement des capacités additionnelles. Les pays à bas revenu et à revenu intermédiaire auront-ils les moyens de développer ces personnels ? Il est fort probable que la problématique des ressources humaines soit là aussi mise en exergue. Mettre en œuvre la « santé personnalisée » dans des contextes aux ressources limitées nécessitera des efforts de solidarité de la part des pays mieux nantis.
Les trois éléments évoqués ci-dessus, s’ils ne sont pas reconnus rapidement et adressés en conséquence, ne pourront qu’accroître les inégalités et les iniquités en santé.
Si les États-Unis d’Amérique ont les moyens de financer une initiative présidentielle (la Precision Medicine Initiative) à hauteur de US$ 216 millions pour 2016, qu’en est-il des autres pays et en particulier des pays en développement ou en transition ? Une partie de la somme mentionnée ci-dessus devrait permettre de suivre à long terme une cohorte d’au moins 1 million de volontaires. C’est certainement une aubaine, voire un rêve, pour tout chercheur en santé publique ou tout épidémiologiste qui se respecte. Pourtant, cette approche nécessite des ressources que beaucoup de pays n’ont pas et qui restera sans doute absente de leur stratégie de santé respective.
Que l’on explore le financement de la recherche en « santé personnalisée » ou que l’on évalue le coût des applications futures de la « santé personnalisée », il en ressort à chaque fois qu’à l’aune des informations disponibles aujourd’hui ni l’une ni l’autre ne sont abordables aux pays ou aux groupes de population les plus pauvres.
Quels systèmes de santé seront capables de financer la « santé personnalisée » et d’en faire bénéficier le plus grand nombre ? Sans changement dans la dynamique actuelle, les habitants des pays les moins favorisés risquent d’être à nouveau spectateurs d’un progrès sanitaire inaccessibles.
La « santé personnalisée » possède un potentiel discriminatoire ainsi qu’un risque intrinsèque d'accroître les inégalités et possiblement les iniquités tant entre pays riche et pays en développement qu'au sein des pays eux-mêmes. La « santé personnalisée » ne concourt pas à l'accès à la « santé pour tous » !
La solidarité globale doit agir sur l’accès au progrès du plus grand nombre. Il est encore temps pour nous, les professionnels de santé publique, d’insister pour que la recherche prenne en compte les risques que fait peser la « santé personnalisée » sur les écarts de santé et que les promesses de progrès bénéficient à l’ensemble de la population globale et non pas seulement à ceux qui en ont les moyens ou qui ont la chance de bénéficier de systèmes de santé qui peuvent offrir ces progrès à leur population.
Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous !