Von Brikela Sulstarova, Laura Mellini, Francesca Poglia Mileti
L’étude que nous présentons ici rend compte des stratégies que les jeunes issu-e-s de la migration subsaharienne recherchent pour garder le secret autour de leur vie sexuelle dans le contexte familial. Les trois types de stratégies identifiés - évitement, couverture et dissimulation - ont pour but d’éviter le jugement négatif des parents quand les comportements sexuels des jeunes sont perçus comme contraires aux normes familiales. Ces stratégies servent également à protéger les parents de la déception et de la crainte de voir la « bonne réputation » des enfants et « l’honneur familial » salis au sein des communautés d’origine dans le contexte migratoire. Mais ces stratégies du secret posent surtout la question de l’importance du dialogue entre parents et jeunes sur la santé sexuelle.
Parler de sexualité n’est pas facile et ne va pas de soi. C’est un lent processus d’apprentissage qui se déroule dans différentes sphères de socialisation dont la famille (Bozon, 2013). Les résultats de l’enquête JASS (Jeunes hommes et femmes originaires d’Afrique subsaharienne et santé sexuelle) menée auprès de jeunes femmes et hommes issu-e-s de la migration subsaharienne (voir encadré) montrent que la sexualité est peu verbalisée et thématisée au sein de leurs familles (Poglia Mileti et al., à paraître). Selon le point de vue des jeunes interviewé-e-s, la sexualité relève plutôt du « tabou » et peine à trouver une place dans les échanges avec les parents.
Quand les parents abordent la sexualité, c’est pour transmettre des interdits, des mises en garde et des avertissements, disent les jeunes. Selon ces derniers, les parents s’attendent au respect et à la conformité de leurs normes morales, religieuses et culturelles. Les questions courantes liées à la santé sexuelle, telles que la protection, le VIH/sida et autres maladies sexuellement transmissibles, la contraception et les risques de grossesse sont passées sous silence. Selon les discours des parents rapportés par les jeunes, aborder ces aspects reviendrait à encourager tacitement la vie sexuelle de leurs enfants, ce que les adultes refusent. Il est attendu en particulier des jeunes femmes qu’elles respectent la norme de l’interdiction des rapports sexuels avant le mariage. Peu de place est laissé au dialogue dans les échanges familiaux marqués par l’autorité et le respect vertical (Sulstarova et al., 2019).
L’enquête JASS : Jeunes hommes et femmes originaires d’Afrique subsaharienne et santé sexuelle
Financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (100017_162382), l’enquête JASS a été menée entre janvier 2016 et décembre 2018. Équipe : Laura Mellini, Francesca Poglia Mileti, Pascal Singy, Brikela Sulstarova et Michela Villani.
Les populations d’origine subsaharienne en Suisse sont très touchées par le VIH/sida (Simonson et al., 2015). L’enquête JASS avait pour but de comprendre comment les jeunes se trouvant au carrefour de références culturelles plurielles et parfois contradictoires, gèrent les différentes représentations en matière de santé sexuelle. Quarante-sept entretiens individuels approfondis et deux focus-groups (avec une douzaine de participant-e-s) ont été conduits avec des jeunes hommes et femmes, originaires d’un pays d’Afrique subsaharienne, âgé-e-s entre 18 et 25 ans et résidant en Suisse romande depuis un an au minimum.
Suite à ces entretiens, l’analyse des données a permis de mettre en lumière les représentations et les pratiques en matière de sexualité, d’étudier le processus de socialisation à la sexualité et les modalités de communication ainsi que de la reconstruction des stratégies mobilisées par les jeunes pour faire face aux différentes références culturelles, religieuses et morales dans ce domaine.
Il est important de souligner que même si les jeunes interviewé-e-s sont conscient-e-s des attentes et des normes sexuelles des parents, la grande majorité dit avoir une vie sexuelle active, ce qui montre que les normes sexuelles des parents et des jeunes en contexte migratoire tendent à s’éloigner (Villani et al., sous presse). Dans la sphère familiale, chargée de non-dits et de normes avec lesquelles les jeunes ne sont, la plupart du temps, pas en accord, ils et elles préfèrent ne pas se confier aux parents. Les jeunes rencontré-e-s disent adopter différentes stratégies pour garder le secret autour de leur vie sexuelle face aux parents, afin de protéger ceux-ci de la honte et de la déception que leurs comportements sexuels pourraient susciter. En particulier, les jeunes filles redoutent qu’une vie sexuelle non conforme aux attentes nuise à la bonne image et à « l’honneur familial » face à la communauté d’origine du contexte migratoire. Une autre raison avancée par les jeunes concerne la crainte des jugements et des conséquences fâcheuses que la révélation de leurs comportements - perçus comme contraires aux normes familiales - puisse susciter de la part des parents.
L’analyse des propos rapportés par les jeunes nous a permis d’identifier trois types de stratégies :
Comme nous l’avons dit, de manière générale, les jeunes taisent leur vie intime face aux parents et préfèrent garder le secret sur leurs relations affectives et sexuelles. Les échanges sur la sexualité sont donc courts, limités dans le temps et passent « super vite ». Les échanges se résument à écouter les messages des parents et à éviter de donner des explications. Couper court à la conversation, changer rapidement de sujet et passer à autre chose, c’est une stratégie courante.
« On passe vite à autre chose. C’est ‘fais attention’, ‘ben oui, je vais faire attention’, ok c’est fait. Et vraiment, des moments comme ça, des petites secondes ». (Homme, 23 ans)
Les stratégies que les jeunes mobilisent au quotidien sont parfois complexes et demandent une longue préparation. Ainsi, les stratégies de couverture consistent dans les justifications, les prétextes ou les raisons qu’ils ou elles inventent afin de couvrir leur vie intime, comme les sorties dans les boîtes de nuit ou les rencontres avec les partenaires. Les jeunes filles, soumises à un contrôle parental plus sévère, affirment recourir à une organisation complexe imaginée dans les moindres détails : prétexte de sortie avec une amie, complicité avec les parents de l’amie au cas où les parents cherchent à les joindre, recherche d’une boîte de nuit qui ne soit pas fréquentée par les membres de la communauté, etc.
« Je trouvais des excuses, je disais que j’avais les anniversaires des amies ». (Femme, 19 ans)
Les stratégies de dissimulation consistent à cacher tout signe susceptible de révéler une vie sexuelle active. Des endroits discrets sont trouvés pour cacher les préservatifs ou les contraceptifs oraux, afin d’échapper au contrôle et aux fouilles des parents. Pour les consultations, les jeunes privilégient les centres de planning familial connus pour la garantie de l’anonymat et la possibilité de régler la facture sur place, ce qui évite l’envoi de courriers à la maison. Trouver des partenaires dans des lieux éloignés du domicile familial est une autre stratégie à laquelle recourent les jeunes pour éviter les rumeurs dans la communauté.
« Oui, je la payais sur place [la pilule anticonceptionnelle], parce que justement, au planning on a pu discuter, puis c’était anonyme, je souhaitais pas qu’il y ait des lettres qui aillent à la maison ». (Femme, 23 ans)
Nos résultats démontrent que la plupart des jeunes issu-e-s de la migration subsaharienne ressentent un décalage entre les normes sexuelles des parents et celles transmises dans d’autres sphères de socialisation comme l’école (cours d’éducation sexuelle), les groupes d’ami-e-s ou les médias. Si les jeunes interviewé-e-s disent adopter différentes stratégies pour garder le secret sur leur vie intime, c’est parce que « la mentalité des parents » est souvent décrite comme « ancienne », « traditionnelle » voire « appartenant à une autre époque ». Les jeunes remettent ainsi en question non seulement les normes sexuelles familiales, mais aussi les connaissances des parents dans le domaine de la santé sexuelle et leurs compétences à parler de sexualité.
Le rôle des langues n’est pas sans importance non plus aux yeux des jeunes interviewé-e-s. Selon leur perception, les langues africaines véhiculent des valeurs considérées comme « traditionnelles » et entretiennent le « tabou » et les non-dits sur la sexualité. En revanche, le français est perçu comme la langue qui permet d’ouvrir le dialogue sur la sexualité, de donner une voix aux jeunes et une possibilité de s’exprimer sans honte et sans gêne sur leur vie intime.
Ces résultats soulèvent l’importance de la communication autour de la sexualité entre parents et jeunes issu-e-s de la migration. En effet, comme nous l’avons montré dans l’article à paraître (Poglia Mileti et al.), le maintien du secret sur la vie intime et l’évitement des questions en lien avec la santé sexuelle dans l’espace familial ont un impact sur les comportements sexuels préventifs des jeunes. D’autres enquêtes seraient nécessaires sur d’autres populations migrantes et intégrant également les points de vue des parents, dans le but d’améliorer les interventions dans ce domaine par l’approche compréhensive de la sexualité.