Von Jacques Martin
La communauté internationale, souvent perçue comme une entité vague et peu efficace peinerait dans la formulation de politiques et de stratégies. Ses membres, les Etats, seraient moins efficaces dans leur travail d'ensemble que lorsqu'ils œuvrent en autonomie. En outre, depuis une dizaine d'années, la société civile s'est jointe aux échanges : ONG d'abord, secteur privé désormais aussi. Allait-on y gagner en clarté de vues, détermination, volonté de concrétiser ? Ne dit-on pas "trop de cuisiniers gâtent les sauces !" ? Malgré cette toile de fond et ces points d'interrogations, on vient de voir se traduire dans les faits une forte volonté politique de créer une nouvelle institution de financement pour lutter contre le sida, la tuberculose et la malaria, trois maladies dites de la pauvreté affectant essentiellement les populations de pays en développement. Objectif prioritaire de la déclaration adoptée fin juin 2001 par la session spéciale de l'Assemblée générale des Nations Unies consacrée au sida (l'UNGASS-AIDS), ce Fonds mondial, d'ores et déjà doté de 2 milliards de dollars, est opérationnel depuis janvier 2002. Les premiers financements seront octroyés en avril 2002. Pourquoi ce succès de négociation, cette rapidité et cette efficacité ? Qu'a-t-on créé avec le GFATM ? - Que peut-on en attendre ?
Le monde fait face depuis 20 ans à la pandémie du sida et depuis bien plus longtemps aux ravages de la malaria. Les dix dernières années ont vu graduellement tous les clignotants passer au rouge dans les pays en développement, particulièrement d'Afrique. J'en conclus que la rapidité de la mise en place du Fonds mondial corrige la lenteur d'une prise de conscience au plan politique. Sans activités concertées d'envergure, la communauté internationale courrait à la catastrophe : désastre humanitaire et de développement, mais surtout défi non-relevé de solidarité internationale et crise de confiance y relative.
La généralisation dans les pays développés des traitements anti-rétroviraux permettant aux malades de vivre avec le virus (sinon de guérir du sida) et l'impossibilité pour les populations pauvres d'y accéder jetaient depuis peu un lumière crue et révélatrice sur le profond fossé séparant pays nantis et pays en développement. Les débats sur la question de la protection de la propriété intellectuelle et les accords TRIPS de l'OMC, en particulier, amenaient le thème sur la scène politique. Les opinions se mobilisaient (et pas seulement celles traditionnellement sur la brèche) et mettaient en branle le secteur privé. Une nouvelle dynamique, probablement spécifique à ces problèmes, allait déployer ses effets, sous l'œil et la pression des opinions publiques.
Cette mobilisation politique avait été amorcée au Conseil de sécurité en janvier 2000 - le sida et ses conséquences devenant la première pandémie dont traitait ce conseil -, s’était poursuivie au sein des Institutions de Bretton Woods (Banque mondiale et FMI) au printemps 2000 qui tiraient la sonnette d'alarme, puis lors du sommet G7/G8 à Okinawa, en mai 2000. Enfin, l'Assemblée générale des Nations Unies du Millénium puis celle, réunie fin juin 2001 en session spéciale sur le thème de la lutte contre le sida, ont pris le relais. C'est au cours de ce processus que le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, donna mandat de créer un "Fonds spécial pour le sida et la santé". Les opérateurs chargés d'une telle entreprise, n'avaient pas droit à l'échec !
Malgré la dimension politique de l'entreprise, il ne s'est pas agi d'une négociation multilatérale classique. Le défi a été relevé par un groupe de bailleurs de fonds, Etats-Unis, Japon, Italie et Commission Européenne en tête. Après des préliminaires à New York et Genève, cette dernière a convoqué différentes catégories de représentants à un échange en juillet 2001. L'objectif était de mettre sur pied un mécanisme de négociation qui soit suffisamment légitimé tout en laissant place, par un travail en petit groupe, à une créativité allégée des contraintes formelles de la négociation multilatérale.
Un nombre limité de gouvernements de pays en développement représentatifs a été invité à participer (Afrique du Sud, Ouganda, Mali, Mozambique et Sénégal ; Brésil et une association régionale des Caraïbes; Inde, Thaïlande et Chine), ainsi que la Russie et l'Ukraine.
Des ONG de la lutte contre le sida (ICASO) et contre la tuberculose (UILTMR / IUATLD) et une association faîtière de personnes vivant avec le virus ont été invitées également, ainsi que le secteur privé, s'agissant d'un mécanisme s'inscrivant dans la nouvelle orientation du public-private partnership : les grandes Fondations représentées par la Bill and Melinda Gates Foundation et le monde des affaires (World Economic Forum, puis une compagnie minière multinationale active en Afrique du Sud où elle est l'un de plus grands employeurs, l'Anglo-American Mining Company). Le secteur privé n'est pas vu uniquement comme bailleur de fonds, mais aussi, en tant qu'employeur, à ce titre partenaire incontournable de la lutte contre le sida.
ONUSIDA, l'OMS et la Banque mondiale ont participé activement, jouant un rôle clé. On devait éviter de créer ex-nihilo une entité qui ferait double usage avec les organisations spécialisées déjà au travail dans ces domaines. Ensuite, pour gérer à terme quelques milliards de dollars de contributions annuelles, la Banque mondiale pouvait être un bon agent fiduciaire.
Pour la Suisse, la Direction du développement et de la coopération (DDC) s'est jointe, dès juillet 2001, à ce groupe d'une quarantaine de délégations, après avoir jugé qu'il était important de participer à ces travaux, qu'un financement soit envisagé ou non.
Après la réunion de définition des rôles et des mandats, trois réunions du groupe de travail créé (le Transitional Working Group - TWG) se sont tenues à Bruxelles entre juillet et décembre 2001. Un secrétariat provisoire multinational d'une douzaine de personnes, accueilli par les Autorités belges, a facilité le travail. De nombreuses consultations ont eu lieu entre sessions par courriel.
La présidence du TWG a été assurée avec compétence et une forte volonté d'aboutir par l'ancien Ministre ougandais Dr Chrispus Kiyonga. Les délégations, soit de niveau ministériel soit en provenance de ministères techniques, ont adopté un mode de fonctionnement plutôt informel, ce qui n'a pas été sans poser problème à certains, plus habitués à la diplomatie multilatérale conventionnelle.
Les travaux préliminaires avaient porté sur les objectifs du futur fonds, sur la manière dont les financements seraient alloués et sur le montage institutionnel (quel type de fonds, quels organes de pilotage et de contrôle). La question du siège et de l'indépendance du Fonds et celle, liée, des rapports du futur fonds avec l'OMS et l'ONUSIDA, ont été largement débattues. Pour le nom du Fonds la formule retenue a le mérite de désigner précisément les trois maladies et d'éviter un manque de focalisation et le saupoudrage subséquent.
Les points d'achoppement ne manquèrent pas, mais un esprit constructif et la volonté d'aboutir ont permis de surmonter les divergences. Pour le siège par exemple de grands bailleurs de fonds auraient préféré que cela ne soit pas Genève, afin d'éviter que le Fonds soit perçu comme un avatar de l'OMS. La plupart des Européens était au contraire de l'avis qu'il fallait être situé à proximité de l'OMS et d'ONUSIDA, afin de profiter de synergies et d'éviter un développement ultérieur excessif du personnel du Fonds tenté de devenir une organisation spécialisée.
Les ONG ont rappelé régulièrement aux participants que c'est bien de la santé ainsi que de la vie ou de la mort de millions d'hommes et de femmes que l'on débattait. Leurs expériences concrètes ont été utiles au débat et leur lobby très systématique.
Le secteur privé faisait valoir par la bouche du représentant du Forum économique mondial, tout l'intérêt qu'il y aurait à ne pas se contenter de solutions intergouvernementales ou onusiennes. Avec notamment les délégations américaine et japonaise, ils ont systématiquement opté pour un Fonds qui soit le plus autonome possible. Notons au passage que l'industrie pharmaceutique a été absente du débat, mais qu'elle a suivi de près les progrès de la négociation.
Au plan opérationnel deux grandes questions se sont posées concernant les futurs financements : qui y aurait droit ? et comment s'assurer que le pays bénéficiaire soit véritablement maître et responsable des éléments de programme financés par le GFATM ? De plus, de nombreuses délégations, dont la Suisse, étaient soucieuses de ne pas promouvoir une approche verticale des programmes de santé, mais d'encourager au contraire l'intégration des apports dans les programmes de soins de santé du pays et, de manière générale, dans les programmes de lutte contre la pauvreté (PRSP, par exemple).
Ce seront les pays pauvres et ceux où l'incidence de l'une et/ou l'autre maladie est importante qui auront en priorité accès aux ressources du Fonds. Mais il n'existe pas de liste de bénéficiaires ou d'exclus, ni de droits ouverts à une subvention. Seule comptera la qualité des programmes faisant l'objet de requêtes. Dans un premier temps, d'ailleurs, certains pays disposant déjà de bonnes politiques et de programmes sous-financés auront accès au Fonds, ceci afin d'assurer une absorption rapide et de qualité des financements d'ores et déjà disponibles. On peut penser que le Brésil, l'Inde ou la Thaïlande feront partie de ce premier groupe.
Le Fonds mettra l'accent sur les programmes de prévention et de soins. La question de l'accès aux anti-rétro-viraux n'a pas été tranchée aussi nettement que les associations de personnes vivant avec le virus l'auraient souhaité. Le Fonds financera de telles campagnes et s'investira (au plan du débat politique notamment et des relations entre secteurs public et privé) pour faciliter l'accès du plus grand nombre à de tels traitements. Mais il n'y a pas de propositions réservant par exemple un pourcentage des engagements du fonds aux ART. La prudence qui caractérise les positions des pays industrialisés en ce domaine a influencé les débats. La modicité, toutes proportions gardées, des fonds disponibles aussi : un milliard de dollars par an face aux besoins des trois maladies dans moins d'une centaine de pays ne permettra pas de traiter d'importantes cohortes. Pas au prix actuel des médicaments; et pas même au dixième de ce prix.
Le GFATM existe depuis le 29 janvier 2002 sous la forme d'une Fondation de droit suisse. Son conseil d'administration (Board) compte 18 membres : 7 pays développés, 7 pays en développement, 2 ONG et 2 représentants du secteur privé (dont une fondation internationale). Quatre membres sont sans droit de vote : l'OMS, ONUSIDA, la Banque mondiale et une organisation de personnes vivant avec l'une ou l'autre maladie. Des comités d'experts seront formés, notamment pour l'examen des requêtes et l'évaluation des programmes.
Les pays développés fonctionnent selon un système de constituency qui assure une rotation au sein d'un petit groupe détenteur d'un siège. La Suisse se retrouve ainsi aux côtés du Royaume-Uni et du Canada au sein d'une telle constituency. Seuls les Etats-Unis, le Japon et l'Italie, en raison du montant élevé de leur première annonce, disposent pour l'instant d'un siège en propre. Les pays en développement feront probablement de même, mais l'attribution des sièges a été faite sur une base géographique avec un siège supplémentaire pour l'Afrique.
Le secrétariat du Fonds, déjà établi à Genève, sera dans ses propres locaux au mois de mai 2002. La Suisse a fourni un sérieux coup de main en vue du démarrage des opérations du Fonds à Genève, sous la forme d'un don de US$ 600'000.- et d'autres appuis. Le Directeur exécutif du Fonds est en voie de recrutement, de même qu'une partie du personnel. Le secrétariat comptera une quarantaine de personnes dont une bonne moitié de professionals. Le Fonds a l'anglais comme langue de travail, mais la documentation de base sera traduite dans les principales langues des usagers. Les requêtes, qui pourront être rédigées en français ou en espagnol, doivent provenir d'un mécanisme local (Country Coordinating Mechanism) et prendront la forme d'un dossier (Coordinated Country Proposal). Dans des cas très exceptionnels des acteurs-clés écartés par le CCM pourraient s'adresser directement au Fonds.
Pour sa gestion et le suivi des opérations du Fonds (suivi auquel la Suisse attache une grande importance), le Board perfectionnera graduellement les instruments à sa disposition; ceux qu'il a reçu des mains du TWG, encore imparfaits, visaient à lui permettre de se constituer, d'exister et de commencer ses opérations. Seule une telle approche pragmatique a permis de créer en un temps record une institution internationale en moins de six mois.
Le Fonds compte déjà sur des contributions de l'ordre de 2 milliards de dollars, annoncées par les différents bailleurs de fonds (essentiellement des gouvernements, mais aussi la Fondation Gates - US$ 100 millions - et, p.ex. la Winterthur / Crédit suisse, pour CHF 1 million). Signalons la contribution annoncée par le Nigeria (US$ 10 millions), une première quant à son importance de la part d'un pays en développement. Pour la Suisse, la DDC a annoncé, le 14 décembre 2001, une première contribution pour 2002 de dix millions de dollars.
Ces montants sont impressionnants à première vue, mais on est loin de répondre aux besoins estimés, pour le sida seulement, à quelque 9 milliards de dollars par an (étude B. Schwartländer du 29 juin 2001, Science vol. 292, Issue 5526). S'agira-t-il d'ailleurs bien de fonds additionnels ?
Comme ses concepteurs en 2001, le Fonds lui-même est condamné au succès. En effet il n'est pas une nouvelle organisation internationale spécialisée et son seul et unique but est d'attirer des financements et de les orienter vers la lutte contre ces trois maladies dans les pays en souffrant le plus. Année après année, il faudra convaincre que ces contributions sont essentielles et bien utilisées, qu'elles "font la différence". Des résultats doivent pouvoir être présentés.
C'est pour cela qu'un groupe de travail du Conseil a préconisé une approche valorisant la performance dans l'absorption des fonds (performance-based resource allocation) : meilleure sera la qualité de mise en œuvre, plus certaine sera un financement ultérieur. Afin d'éviter de pénaliser les pays peu performants, des mesures devront être prises pour les aider à améliorer leur capacité d'absorption et celle de leurs systèmes de santé.
Le GFATM, une création à base politique, représente le début d'un processus. A ses côtés et grâce à lui, doivent se développer un dialogue entre secteurs public et privé notamment sur le prix des médicaments. Egalement nécessaires : un effort magistral dans le domaine de la bonne gestion des systèmes de santé dans les pays en développement ainsi qu'une réorientation des budgets en faveur des volets sociaux et humains du développement de manière à faciliter la prévention et encourager l'empowerment des femmes, des hommes, des jeunes.
Dans les pays développés, la réflexion sur les biens publics universels et sur les investissements visant à éviter des catastrophes sociales et économiques dans les pays pauvres doit être poursuivie. Aider à la bonne tenue du ménage mondial aux plans social et humain est tâche nouvelle, importante mais délicate qui pose la question de la cohérence des politiques, de la bonne gestion, voire de la conditionnalité de l'aide. Cela obligera à des arbitrages et donc au dialogue, dans nos pays, entre les différentes parties publiques et privées préoccupées par la coopération, la santé et la santé publique. Ce dialogue a commencé, il devra être structuré et poursuivi. Nos partenaires ont besoin de nous savoir clairs sur notre engagement et nos intentions.
*Jacques Martin, conseiller principal, Affaires multilatérales, Direction du développement et de la coopération DDC, a participé à toute la négociation de mise au point du GFATM de juin 2001 à décembre 2002. Il représente la Suisse au Board du Fonds, au sein d'une constituency.
* GFATM: www.globalfundatm.org.
* Pour les ONG et la société civile : Le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Mise à jour et prochaines étapes. Préparé par le Conseil international des ONG de lutte contre le sida (ICASO) : www.icaso.org/gfatm/f-GFATMupdate&nxStepsFe2002.pdf;