Von Erika Placella
En Haïti, le recouvrement des coûts des services de santé se base encore largement sur le paiement direct de la prestation au point de service par l’usager. En outre, ce système tarifaire reste anarchique pour la plupart des formations sanitaires du pays, surtout en zone rurale. Cette politique freine la demande de santé et érige une barrière financière à l’accès aux soins pour 48% de la population dont une majorité de femmes enceintes et d’enfants de moins de 5 ans.
Le système de santé haïtien est donc inéquitable et nécessite une réflexion sur la réduction des inégalités d’accès aux soins. L’une des solutions réside dans la mise en place d’un système de protection sociale en santé pour les populations vulnérables et notamment, pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans.
Les bénéfices de la stratégie de renforcement de l'accès des populations les plus vulnérables aux soins de santé, à travers la suppression de la barrière financière, sont documentés par une vaste littérature scientifique centrée sur plusieurs expériences en Afrique, Asie et Amérique Latine. (Voir bibliographie succincte en fin d’article.) Une importante augmentation de l’utilisation des services suite à l’instauration de la suppression des paiements directs par les usagers, a en effet été observée dans plusieurs pays (Mali, Burkina Faso, Ouganda). Il est ainsi démontré que l’élimination des mesures de paiement direct par les usagers permettrait d'éviter chaque année plus de 230 000 décès chez les enfants de moins de 5 ans.
Toutefois, les initiatives de protection sociale existantes se basent sur une logique de projet ou de programme et il n’existe à ce jour pas de politique nationale pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans basée sur des actes de loi.
Par ailleurs, la mise en œuvre de ces politiques a montré d'importantes faiblesses et induit même des effets pervers, par manque d'estimation préalable des coûts et des ressources financières et humaines nécessaires à son opérationnalisation. Or, seule cette estimation et planification préalables permettent de mettre en place des mécanismes d’accompagnement garantissant la viabilité de tels dispositifs sur le moyen et long terme.
Médecins du Monde (MdM) a fait de l'introduction de mécanismes nationaux de protection sociale en santé et de l’instauration de l'exemption du paiement des soins pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans, la pierre angulaire de son action de plaidoyer.
Afin d’alimenter ce plaidoyer, MdM a réalisé en 2011, une étude sur l'estimation des coûts de production des soins de santé primaires dans la zone goavienne. La force de cette étude réside principalement dans le fait que l’analyse se base sur des situations et des coûts réels.
L’étude a été réalisée sur quatre mois par un consultant spécialisé dans le financement des systèmes de santé. La période d'observation a été fixée à 1 an, de juin 2010 à mai 2011. Ce choix a permis de réduire l'impact de l'utilisation exceptionnelle des services de santé suite au séisme de 2010.
La quantification des coûts de production des services de santé materno-infantile a été réalisée dans 11 structures de santé de 1er échelon de la zone goavienne : 4 dispensaires privés, 7 publics ; 4 appliquant la tarification, 4 la gratuité et 3 la tarification partielle ou forfait. Les 4 dispensaires soutenus par MdM ont été inclus dans l’étude.
L’étude poursuit les objectifs suivants:
Le coût global de production des soins de santé primaires est le coût de toutes les ressources mobilisées pour fournir les soins à l’ensemble de la population sur une année. Dans ce calcul sont donc pris en compte :
L’étude démontre que les centres pratiquant la gratuité enregistrent le plus grand nombre moyen de visites annuelles. Ainsi, l’on dénombre 12 324 visites dans les dispensaires où la gratuité est en vigueur, 7454 dans les structures ayant un système de tarification et 7063 pour les centres appliquant le forfait.
Grâce à l’augmentation de la fréquentation des services, les structures offrant les soins gratuits affichent un coût global et unitaire de production 2,7 fois plus faible que celles pratiquant la tarification ou le forfait.
Les formations sanitaires pratiquant la gratuité totale réalisent par conséquent d'importantes économies d'échelle, aussi bien pour les soins curatifs que préventifs et promotionnels en faveur des femmes enceintes et des enfants de moins de 5 ans, tout en entraînant une plus grande consommation des soins.
Il en découle que l’introduction de la gratuité permettrait de rendre le système de production des soins plus efficient, en passant de 12 à 20 consultations par jour, par personnel soignant. Le gain en coûts de personnel s’élève à plus de 40%.
Les soins de santé primaires pour les femmes en âge de reproduction et les femmes enceintes incluent la consultation prénatale (CPN), la planification familiale, l’accouchement eutocique, les soins néonataux et post-partum, la consultation postnatale (CPoN), ainsi que la promotion de la santé. Avec un nombre de CPN qui représente plus du double de celui enregistré par les centres qui pratiquent la tarification ou le forfait, les dispensaires appliquant la gratuité obtiennent un bénéfice (économie de 40%) important dans la production de ce service. Cette situation pourrait, à moyen terme, avoir un impact positif sur les indicateurs de santé maternelle et infantile dans la zone goavienne.
De même, s’agissant du planning familial, avec plus du double de bénéficiaires par rapport aux structures qui appliquent la tarification ou le forfait, les dispensaires offrant les soins gratuits enregistrent un coût de production unitaire moyen deux fois moins élevé que celui affiché par les systèmes tarifaires ou forfaitaires. Le faible coût de production de cette prestation est lié au faible coût du poste personnel. Il apparaît en effet que même avec un nombre quasiment identique de bénéficiaires pour ce service, les dispensaires qui pratiquent la tarification affichent un coût de production plus élevé.
Les bénéfices sont encore plus importants pour les coûts de production des soins destinés aux enfants de moins de 5 ans, notamment s’agissant de la santé préventive (vaccination et vitamine A) et de la promotion de la santé (IEC).
En effet, avec un nombre de bénéficiaires 4 fois plus important, les centres qui appliquent la gratuité affichent des coûts unitaires de production 6 fois moins élevés que les structures qui pratiquent la tarification.
En résumé, l’augmentation médiane du coût de production des soins par rapport à la gratuité totale, s’élève à 205% pour les formations sanitaires offrant le forfait et à 157% pour les dispensaires avec tarification.
La gratuité des soins entraîne donc une forte attractivité vers les structures de santé avec comme conséquence, une forte utilisation des services de prévention. La gratuité a donc un effet favorable sur l’utilisation des services de prévention, de dépistage et de promotion de la santé.
Sur la base de l’estimation des coûts, l’étude a élaboré trois scénarios (voir tableau ci-dessous.) d’évolution possible de l’utilisation des services, suite à l’introduction de l’exemption totale en faveur des femmes enceintes et enfants de moins de 5 ans à l’échelle nationale, sur la période 2010-2015. (Sur la base d’une croissance annuelle de la population au taux de 1.3 % (UNFPA).
Scénarios d’évolution de l’utilisation des services suite à l’introduction de la gratuité à l’échelle nationale
Scénario pessimiste | Scénario moyen | Scénario optimiste |
2 visites/enfant/an | 3 visites/enfant/an (situation actuelle) | 5 visites/enfant/an |
50% des femmes enceintes/allaitantes font 3 CPN et 1 CPoN | 65% des femmes enceintes/allaitantes font 3 CPN et 1 CPoN | 80% des femmes enceintes/allaitantes font 3 CPN et 1 CPoN |
6% d’accouchements assistés | 10% d’accouchements assistés | 15% d’accouchements assistés |
Cette simulation a montré que même en cas de concrétisation du scénario optimiste tablant sur une affluence de patients maximale, l'introduction de l'exemption pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans reste réalisable avec des efforts financiers raisonnables de la part du Gouvernement haïtien. En effet, il suffirait à ce dernier soit d'augmenter le budget de la santé d'un point (de 4 % à 5%) ce qui reste toujours en dessous des 7% préconisés par les instances internationales (Conférence d’Abuja), soit de mettre à disposition du Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) 1,87 % de l'aide extérieure (2010). Rappelons ici que le MSPP ne finance actuellement que 14% des coûts du personnel sanitaire et 32% des coûts liés aux médicaments. Le reste est entièrement pris en charge par les ONG, ce qui explique la forte dépendance du système de santé haïtien vis-à-vis des acteurs de l’aide.
Forte des résultats de l’étude qui montrent non seulement les avantages du système de gratuité en termes de coûts et d’augmentation de la fréquentation des services, mais également en termes de faisabilité et de financement par les autorités sanitaires, MdM a mené différentes actions de plaidoyer. Le rapport a été notamment présenté au MSPP lors d’une rencontre réunissant les principaux acteurs de la santé. Il a ensuite été diffusé à l’OMS, UNFPA et aux ONG concernées. Dans le cadre du réseau MdM, un atelier sur l’accessibilité financière aux soins a également permis de présenter les résultats de l’étude. En 2013, MdM planifie une analyse similaire en Côte d’Ivoire où la gratuité a été introduite suite à la crise postélectorale de 2010-2011.
Le rapport d’étude, qui a été réalisé par Médecins du Monde est disponible sur demande : administration@medecinsdumonde.ch
Bibliographie