Von Yves Guinand
Les violences faites aux femmes et aux enfants sont des crimes causés par des années de guerre et d’affrontements armés qui ont amené la pauvreté, le désespoir et la déchirure du tissu social dans la Région des Grands Lacs. La Coopération suisse appui au Burundi et dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC) des partenaires locaux qui mettent en œuvre des projets dans la prise en charge des victimes et dans la lutte contre ces violences faites aux femmes et aux enfants. En 5 ans plus de 11'000 victimes ont été pris en charge et soignées.
«Le viol fait très mal … partout!» dit une jeune fille de 18 ans, enceinte, qui a été violée par trois individus armés au Burundi. Des dizaines de milliers de femmes, de filles, de garçons, d’enfants ont subi et subissent des violences souvent atroces dans la région des Grands Lacs, qui a été depuis plus de deux décennies le théâtre de conflits armés et de guerres civiles.
Celles et ceux qui ont le courage de témoigner sont encore peu, mais il y en a de plus en plus, comme Keza, une fille de 14 ans qui s’est fait violer par un militaire dans un centre de d’accueil pour réfugiés. Après que sa famille ait apprit le malheur, elle a été chassée du foyer familial. Elle s’est alors enfui vers la colline d’origine de sa famille, mais son frère est venu et l’a expulsée de son nouveau refuge. Entre temps l’enfant de la grossesse non voulue est né. Comme elle ne pouvait pas le nourrir elle le confia à une autre femme et alla chercher du travail en ville. À la mort de cette femme, elle du reprendre son enfant, mais perdit son travail. C’est à ce moment qu’elle est allée se confier à l’association «Nturengaho», une des associations locales au Burundi qui travaille avec la Coopération suisse dans le domaine des violences faites aux femmes. L’association l’aida à obtenir un microcrédit qui lui permit de gérer ses revenus et même de construire une petite maison où elle vit maintenant avec son enfant. Lorsque le père de l’enfant (l’agresseur) décéda, la famille de celui-ci est venue récupérer l’enfant qui n’a jamais été reconnu par le père et agresseur. L’association Nturengaho entreprend maintenant des démarches auprès de la Cour judiciaire pour que Keza obtienne le droit de garde de son enfant. Dans son témoignage la victime ne mentionne même pas une condamnation de son agresseur parce que malheureusement, les victimes ne sont pas conscientes que le viol n’est non seulement une honte terrible, mais aussi un crime contre l’humanité qui est encore plus grave que d’autres crimes et l’auteur doit être jugé et sévèrement puni.
Dans la région des Grands Lacs toutes les populations ont été touchées et ont souffert des conséquences des crises et des guerres civiles. Mais plus que tout autre, les femmes et les enfants ont été victimes des violences surtout sexuelles d’une extrême cruauté. L’ampleur du problème est immense, mais vu les traditions et les faits touchant cette pratique, ce fléau est souvent passé sous silence. Les causes les plus importantes de ces crimes dans la Région des Grands Lacs sont les affrontements armés, la pauvreté, le désespoir, la déchirure du tissu social due à la guerre ainsi que le peu de valeur donnée à la femme en général. Il y a aussi les mythes comme celui de violer une femme pygmée revitalise et augmente la virilité masculine ou le viol d’un enfant guérit le VIH/SIDA. Il existe des coutumes effrayantes (beau-père qui prend la femme de son fils) qui contribuent à pérenniser ces violences faites aux femmes et aux enfants.
La Suisse est présente depuis les années 1960 dans la région des Grands Lacs où elle a progressivement mis en œuvre des appuis dans le domaine de la coopération au développement, à l’aide humanitaire et à la politique de paix.
En octobre 2002 le Bureau de la Coopération suisse à Bujumbura au Burundi a été alarmé par ses partenaires locaux que plus de deux mille femmes ont été violés par des combattants appartenant à différentes factions armées dans la ville d'Uvira, une ville frontalière du Burundi juste à quelques kilomètres de Bujumbura. La Coopération suisse a immédiatement appuyé une action spontanée des femmes burundaises en faveur de 500 femmes violées, consistant en des soins médicaux et en un soutien psychosocial à Bujumbura.
Ces viols commandités et collectifs à Uvira ne devaient cependant représenter que la pointe de l’iceberg des atrocités commises dans la région. Toutefois, ces événements ont servi de brise-glace pour dévoiler une problématique et une souffrance souvent cachées, et à faire en sorte que celles-ci ne soient plus passées sous silence, mais discutées aujourd’hui ouvertement dans toute la région et prises en compte par les gouvernements, les agences de coopération et autres institutions humanitaires et d’aide au développement.
La période de post conflit est d’une grande importance dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, car c’est le moment où la justice doit recommencer à fonctionner et les victimes peuvent porter plainte en espérant que leurs agresseurs seront jugés et condamnés. Suite à la sensibilisation et aux plaidoiries des partenaires de la Coopération suisse, il est constaté que le pouvoir public commence gentiment à s’investir dans la mise en place des instruments juridiques contre la répression des agresseurs. Mais malheureusement, même si aujourd’hui le nombre de viols a tendance à diminuer avec les processus de paix, le phénomène des viols et ses conséquences sont loin d’avoir cessé.
L’ampleur et l’étendue de la tragédie démontrent la nécessité d’une intervention plurisectorielle qui conjugue toutes les ressources humaines et financières possibles. Ainsi, les premiers soins médicaux aux victimes sont accompagnés et suivis de la possibilité d’un appui psychosocial et de la sensibilisation de leur entourage direct ainsi que de la conscientisation des dirigeants politiques et militaires. La réhabilitation des victimes doit donc se faire sur un plan médical, psychosocial et juridique.
La Coopération suisse soutient au Burundi et dans quatre provinces de l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC) cinq plateformes de coordination qui mettent en œuvre des projets dans la prise en charge des victimes et dans la lutte contre ces violences faites aux femmes et aux enfants à travers des Organisations Non Gouvernementales (ONGs) locales.
Le programme «Femmes et enfants, victimes de violence» qui était parmi les premiers programmes initiés à partir du Bureau de la Coopération suisse à Bujumbura, est devenue entretemps l’enseigne des actions humanitaires directes du Bureau. La Coopération suisse met avec ce programme en pratique son credo de placer les victimes au centre de ses préoccupations et de ses actions humanitaires.
Entre 2003 et début 2008 les partenaires avec leurs associations locales ont pu assister plus de 11’000 victimes de violences qui ont reçu une assistance médicale et une prise en charge psychosociale. Néanmoins les difficultés à surmonter pour venir à l’aide des victimes sont énormes. Il y a par exemple très peu de possibilités de prendre en charge des victimes séropositives du VIH/SIDA. Les enfants issus du viol sont un problème dans la communauté. Ils ne sont pas acceptés et sont par conséquent stigmatisés. Les victimes ont besoin d'un soutien économique important, les activités génératrices de revenus sont souhaitées mais souvent difficiles à mettre en œuvre. Travailler avec des partenaires locaux comprend un grand risque puisque ceux-ci ont souvent une grande volonté d’aider mais manque d’expérience professionnelle et de capacité. La prise en charge juridique est souvent contrainte par le système judiciaire des pays car ce système est instrumentalisé par ceux qui sont au pouvoir. Les agresseurs condamnés ne restent souvent pas très longtemps en prison et réussissent à ressortir quelques mois après leur condamnation et inculpation suite à la corruption. C'est ainsi que ce volet reste encore peu développé.
En RDC, il existe encore d’innombrables endroits inaccessibles qui regorgent un grand nombre de victimes. Plus l'accès devient possible avec l’amélioration de la sécurité, plus on fait des découvertes macabres. C'est le cas dans certaines périphéries de la ville de Bukavu au Sud-Kivu où l’on a trouvé des villages entiers où des agresseurs ont violé les enfants, les filles et les femmes devant les yeux des hommes et des pères de familles avant de tuer tout le monde. Les barrages de routes par l’armée ou les différents groupes armés constituent une contrainte sérieuse pour l'accès aux soins des victimes. Dans certaines localités de l’Ituri (Province Orientale de la RDC) où les militaires ont instauré un système de péage illégal, les passants sont arrêtés et s’ils ne sont pas capables de payer la taxe exigée, ils sont malmenés et, si la victime est une femme ou une fille, elle est fréquemment abusée sexuellement. Les barrages de routes empêchent les victimes de se déplacer au centre de santé ou à l’hôpital le plus proche et les privent aussi de faire une déposition à la police.
Non seulement la prise en charge des victimes est importante, mais aussi la lutte du problème à la base, c’est à dire la protection des femmes et des enfants et la prévention des violations de leurs droits. C’est pour cette raison que la sensibilisation, le plaidoyer et l’information de la population sur les droits et les devoirs de chacun sont très importants. Pour le renforcement de ses activités dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, la Coopération suisse a produit une bande dessinée. La bande dessinée est un instrument de sensibilisation, d’information, de prévention et de protection qui s’adresse à tout le monde et surtout aux adolescents et à la partie de la population âgée entre 15 et 35 ans. C’est dans ce segment de la population que se trouvent très souvent les agresseurs et les victimes qui subissent des violences. La bande dessinée contribue aussi au plaidoyer de la protection des droits de la femme et des enfants. Elle se veut pédagogique et contient les informations nécessaires dans le domaine de la prévention, des bases légales et juridiques, et de la prise en charge médicale et psychosociale.
Pour atteindre un public aussi large que possible dans le champ d’action au Burundi et en RDC, la Bande Dessinée est disponible en trois langues qui sont le swahili, le kirundi et le français. La Bande Dessinée s’adresse au public aussi bien instruit qu’illettré puisque les images parlent elles-mêmes de façon que même sans lire, on puisse comprendre le sens de l’histoire.
Au Burundi la Bande Dessinée a reçu l’attention et l’appui du gouvernement en forme de dédicace officielle par le président de la République du Burundi intégrée comme introduction dans la publication. Une telle démonstration de solidarité de la part du gouvernement donne beaucoup de crédibilité à cet instrument pédagogique. Et ceci permet que les campagnes de sensibilisation ainsi que les ateliers de formation de nos partenaires, profitent d’une visibilité et d’une crédibilité sans égale. Il y a maintes possibilités d’utiliser la Bande Dessinée à plusieurs niveaux, comme pour la formation par exemple des conseillères et le personnel agissant directement sur terrain avec les victimes; par les conseillères pour sensibiliser les communautés dans lesquelles elles travaillent; et par des éducateurs, des instructeurs, des formateurs dans les écoles, les centres de formation professionnels ainsi qu’au sein des institutions étatiques comme l’armée et la police.
Beaucoup d’intervenants entendent par «violences faites aux femmes et aux enfants» que les violences sexuelles. Ce n'est qu’au Burundi que les autres formes de violences, comme les violences domestiques, sont également prises en comptent.
La perception de la gravité des violences reste très apparente parmi les différents acteurs. Les nouveaux acteurs, notamment ceux des organisations onusiennes, ont manifestement encore peu d’expérience due au manque d’informations provenant du terrain. Il y a parmi les acteurs en RDC ceux qui prétendent que les violences faites aux femmes et aux enfants ont récemment, pendant l’année passée, beaucoup augmenté. Mais ce qui a considérablement changé au sujet des violences sont la perception et la soudaine prise de conscience de beaucoup d’acteurs au plus haut niveau politique national et international. Les médias, la communauté internationale et enfin aussi les gouvernements concernés ont été conscientisés. L’expérience de terrain des partenaires de la Coopération suisse oblige à constater que manifestement la gravité de ce fléau ne commence qu’à faire surface. Il est donc trompeur de penser que la gravité de ces atrocités a augmenté. Non, la gravité et le nombre de cas n’ont pas augmenté : Ce n’est qu’aujourd’hui que ces atrocités sont de plus en plus découvertes. Il y a des personnes qui témoignent de viols qui se sont passés, il y a déjà des années. En examinant des femmes hospitalisées à l’hôpital d’urgence de Médecins sans Fontières-Suisse à Bunia, province Orientale en RDC, les médecins découvrent aussi qu’un bon nombre de patients portent encore des marques de viols qui datent de plusieurs années.
Un des défis majeurs reste la mesurabilité de l’impact et de la gravité des violences faites aux femmes et aux enfants, particulièrement en RDC, mais aussi au niveau régional des Grands Lacs, car rares sont les données accessibles et de ceux-ci, celles qui sont fiables. Il est rare que les acteurs locaux qui travaillent directement avec les victimes, utilisent des indicateurs clefs simples et standardisés pour collectionner des données de manière systématique afin de mesurer l’impact et la gravité du problème. Nos partenaires utilisaient par exemple comme indicateurs «victimes identifiées», «victimes pris en charge», «victimes assistées» et «victimes hébergées». Quelle est l’assistance des victimes? Est-ce que «l’assistance» n’est elle pas une «prise en charge» et que signifie «l’hébergement» d’une victime? Il y a aussi confusion entre «victimes» et «femmes». A présumer que toutes les victimes sont des femmes.
La Coopération suisse avait, en 2006, essayé d’analyser l’impact et l’efficacité de leurs partenaires à partir des divers rapports d’activités faites entre 2003 et 2006. Des 24 indicateurs identifiés, seulement 4 pouvaient être comparés entre les 5 partenaires. Il n’existait pas de cadre logique pour le suivi et la collecte des donnés. Chaque organisation collectionnait et rapportait les données qui lui semblaient pertinentes.
Dans la région des Grands Lacs, en RDC comme au Burundi, cette intransigeance n’a pas encore beaucoup changé. En plus, beaucoup d’acteurs locaux sont récalcitrants quand il s’agit de fournir des informations au système de coordination des Nations Unies. Chacune de ces organisations locales a ses propres raisons. Une des raisons la plus citée est que la plupart de ces acteurs qui, pendant des années ont travaillé indépendamment, se voient pris dans une structure formelle dirigée par des organisations bureaucratiques qui s’approprient de leur savoir-faire et de leur champ d’intervention. Ceci est le cas dans la province du Maniema, en RDC où en 2006 et 2007, l’Initiative Conjointe dirigée par le Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP) s’est mise en place et a essayé de s’approprier le savoir-faire et les sites d’intervention de l’organisation locale, un des premiers partenaires locaux de la Coopération suisse.
Certaines organisations onusiennes comme l’UNICEF (United Nations Children’s Fund), l’OMS (Organisation Mondiale pour la Santé) et le FNUAP ont de l’expérience au niveau international dans le domaine des violences basées sur le genre. En RDC ces organisations s’efforcent à bien mener leur travail. Leurs moyens financiers et d’expertise sont importants puisque la Coopération belge et l'Agence canadienne de développement international (ACDI) leur fournissent le financement nécessaire pour le projet de l’Initiative Conjointe. L’UNICEF a même produit des instruments didactiques très valables. Seule contrainte: sur terrain, leur action n’est pas suffisamment visible en dehors de la capitale Kinshasa dans les provinces de l’Est, là où les violences sont encore très présentes. Même dans le pays voisin, le Burundi, ces initiatives ne sont pas connues. Et pourtant les violences faites aux femmes et aux enfants sont une problématique régionale qui concerne les populations de tous les pays de la région des Grands Lacs et qui devrait être traitée au niveau régional avec des initiatives régionales aussi et surtout au sein des grandes organisations et institutions internationales telles que les Nations Unies.
Les violences faites aux femmes et aux enfants restent un sérieux problème de société dans la région des Grands Lacs. Malgré l'accalmie des conflits armés qui est observée dans la région des Grands Lacs, la problématique perdure.
Il est évident que la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants ne doit pas se limiter seulement aux interventions humanitaires qui servent à sauver des vies. Le vrai travail psychologique de détraumatisation et de réinsertion sociale de la victime ainsi que la condamnation de l’agresseur, ne commence qu’après avoir sauvé la vie d’une victime. La Coopération suisse avec ses partenaires locaux ne cesse d’insister sur l’importance que la détraumatisation et la réinsertion sociale de la victime fonctionne, et que l’agresseur soit condamné à sa juste peine, sinon le cercle vicieux de ce fléau ne pourra pas être percé et quitté.
Il est tout aussi évident que la prévention, comme pour tout fléau, reste l’élément clef pour éviter ou au moins maîtriser l’épidémie. C’est pour cela que soigner ne suffit pas, il faut avant tout empêcher que ces viols n’aient lieu. Dans le domaine de la sensibilisation il reste encore beaucoup à faire. La Coopération suisse y contribue très concrètement avec son instrument pédagogique de bande dessinée qui sert aussi à motiver d’autres acteurs à s’investir dans la lutte contre les violences qui reste aussi une lutte contre un autre fléau: le VIH/SIDA.
*Yves Guinand est, Directeur de la Coopération suisse au Burundi. Contact: yves.guinand@sdc.net
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