Von Pascale Giron und Patrick Andrey
La pénurie de personnel de santé en Haïti est un corollaire indissociable de la mise en application d’un programme de santé, surtout quand un tel programme est implanté en zone rurale isolée. Pour répondre à l’objectif général d’améliorer l’état de santé de la population ciblée, Médecins du Monde-Suisse est donc contraint de mettre en place des stratégies pour pallier au manque de personnel de santé, à la fois au niveau des centres de santé proprement dit et au niveau des instances politiques locales.
En Haïti, les vingt-cinq dernières années ont entraîné une paupérisation accrue de la population du pays. (1) Cette paupérisation est le résultat des crises politiques qui ont entraîné une instabilité sociale et économique ainsi qu’une insécurité chronique. En retour, ce contexte a d’une part entraîné la paralysie des velléités d’investissement ou suspendu de manière régulière l’assistance externe de la communauté internationale et d’autre part entraîné un exode massif des personnes qualifiées d’Haïti. Selon la Banque Mondiale, plus de 80% des professionnels haïtiens les plus qualifiés ont dû abandonner leur pays ces dernières années pour se réfugier principalement en Amérique du Nord. Cette fuite de cerveaux a touché en particulier le gouvernement, qui manque d’un système d’incitations pour doter les ministères d’un personnel suffisamment formé et qualifié.
Le personnel de santé est parmi les plus concernés alors même que la situation en matière de santé est alarmante. L’espérance de vie est de 53 ans, la mortalité infantile de 76 pour 1000 et la mortalité maternelle de 523 pour 100’000. (2) On compte aujourd’hui 25 médecins pour 100'000 habitants (3) au niveau national, mais les médecins se regroupent principalement dans le contexte urbain.
Le problème de la fuite des cerveaux a été exacerbé au niveau national par un exode constant de personnel hautement qualifié vers les organisations internationales, les ONG et le secteur privé, où les salaires sont considérablement plus élevés que dans le secteur public haïtien. Ceci est aussi la résultante d’une crise de confiance qui s’est établie entre les pouvoirs publics haïtiens et les bailleurs de fonds qui a eu pour effet de faire du secteur privé et des ONG leurs partenaires privilégiés de coopération, avec à la clé la création de structures parallèles aux institutions publiques, affaiblissant encore plus les structures étatiques et renforçant le manque de cohésion et de coordination dans les interventions.
Aujourd’hui, 30% seulement des institutions de santé sont publiques et la majorité de ces institutions se trouvent en milieu urbain. Les ONG fournissent 70% des soins de santé en milieu rural et la capacité de supervision et de coordination du Ministère de la Santé est faible. (4)
En outre, ce n’est pas seulement l’émigration à l’étranger du personnel de santé qui inquiète mais également, et comme effet de retour de l’émigration à l’étranger, la pénurie du personnel de santé en contexte urbain qui entraîne une pénurie de personnel de santé dans les zones rurales.
MDM-Suisse est une des rares ONG médicales qui travaillent dans le domaine du développement et est donc particulièrement concernée par la pénurie du personnel de santé dans les pays en voie de développement, en particulier dans les zones rurales isolées. C’est en ce sens que MDM-Suisse a développé des programmes de santé dans des zones rurales très isolées de Haïti, là où le personnel de santé peut difficilement être recruté et soutenu.
En tant qu’ONG de développement, MDM-Suisse cherche donc à implanter une stratégie visant à réduire la pénurie de personnel de santé tout respectant une stratégie globale d’intervention qui vise à renforcer les capacités locales et à éviter de se substituer aux pouvoirs locaux. Pour ce faire, différents axes d’intervention ont été développés:
Envoi de volontaires expérimentés en matière de soins de santé: MDM-Suisse considère l’envoi de volontaires comme un élément primordial et indispensable dans la mise en oeuvre de ses projets. La présence d’un volontaire apporte en effet une valeur ajoutée à la fois en terme de transferts de compétences auprès du personnel de santé local et en terme de témoignage et de lobby. Lors des briefings avant départ des volontaires, l’accent est donc mis sur le rôle de formateur et de témoin qu’ils doivent assurer – ce qui est souvent difficile à faire comprendre à des volontaires qui s’imaginent partir en sauveurs.
L’envoi de volontaires a plusieurs objectifs: Il permet de renforcer le savoir-faire médical du personnel de santé local à travers des formations complémentaires et l’échange au quotidien de la pratique médicale avec le personnel de santé local. Il permet de renforcer les capacités organisationnelles du personnel de santé local et des instances ministérielles locales à travers le transfert d’outils d’organisation et de planification. Il permet de témoigner auprès des autorités locales des conditions de travail et de vie du personnel de santé local en cherchant à apporter des solutions pour améliorer ces conditions. Il permet de témoigner au retour en Suisse et de sensibiliser le public suisse à la problématique de la pénurie de personnel de santé. Il permet de soutenir le personnel de santé local dans la pratique des soins – notamment dans des situations d’urgence. Finalement, il permet aussi de rendre les centres de santé plus attractifs aux yeux de la population locale – notamment en phase d’ouverture et de démarrage.
Formation du personnel de santé local financé par le Ministère de la Santé: MDM-Suisse a fait le choix stratégique de ne pas fournir d’incitations financières au personnel de santé du Ministère de la Santé travaillant dans des zones rurales isolées. Cette stratégie permet ainsi d’éviter de créer une compétition des salaires entre le monde des ONG et l’Etat et de compromettre la pérennité des actions. L’axe que développe MDM-Suisse via ses volontaires est de fournir une formation continue qui vise à renforcer les compétences en vue d’une plus grande autonomisation du personnel de santé local d’une part et à renforcer ce faisant la motivation du personnel de santé qui travaille en zone rurale. En outre, les volontaires contribuent à l’amélioration des conditions de travail, notamment en améliorant la qualité du matériel disponible.
Financement sélectif de programmes de soins qui ne peuvent être pris en charge par le Ministère de la Santé: Pour pallier le manque de budget du Ministère de la Santé, MDM-Suisse prend néanmoins en charge des programmes jugés non-prioritaires par le Ministère de la Santé comme des programmes nutritionnels et des programmes de sensibilisation à la santé. Dans ce type de programme, les salaires versés au personnel de santé et d’animation sont calculés sur la base des salaires versés par le Ministère de Santé à son personnel de santé, en fonction des qualifications correspondantes.
En outre, MDM-Suisse contribue dans la zone d’intervention au système d’information sanitaire national en collaboration avec le Ministère de la Santé.
Lobby auprès du Ministère de la Santé local pour améliorer les conditions du personnel de santé: Tout en refusant de proposer des incitations financières au personnel de santé payé par le Ministère de la Santé, MDM-Suisse reconnaît qu’il existe actuellement quantité de facteurs dissuasifs qui entravent la pérennité d’un programme de santé en zone rurale. Pour ce faire, MDM-Suisse exerce parallèlement des actions de lobby auprès du Ministère de la santé locale pour que le niveau de formation du personnel de santé soit renforcé ainsi que les conditions salariales et les conditions de vie.
Collaboration avec le Ministère de la Santé: Pour pallier les problèmes structurels de la pénurie de personnel de santé – manque de budget pour la santé, manque de ressources humaines au Ministère de la Santé – MDM-Suisse collabore également directement avec le Ministère de la Santé en visant à renforcer le rôle de supervision et de coordination de l’Unité Communale de Santé. Cette stratégie repose sur un appui financier, l’apport de compétences – supervision conjointe des centres santé dans la zone - et l’apport de matériel nécessaire pour améliorer l’objectif de coordination.
Sensibilisation et lobby au niveau suisse: Finalement, MDM-Suisse cherche en Suisse à sensibiliser le grand public et alerter les pouvoirs publics de l’ampleur du problème. Cela se fait par le relais en Suisse de la campagne menée en France par MDM-France et d’autres partenaires sur le problème de la pénurie de santé au Sud, par l’organisation d’une conférence sur la thématique de la fuite des cerveaux (prévue en 2008), et par le relais d’informations constitué par les volontaires médecins rentrant du terrain et réintégrant le milieu médical suisse
La pénurie du personnel de santé à Haïti est un problème qui a atteint une ampleur dépassant de loin la capacité d’une organisation pour le résoudre. Toutefois, dans la réalité d’un programme mené à un niveau local, il est nécessaire de développer des alternatives pour essayer de pallier à cette pénurie tout en refusant d’engager des actions qui pourraient générer une aggravation du problème (substitution au Ministère de la Santé, salaires plus élevés que ceux fournis par Ministère de la Santé, absence de collaboration avec les pouvoirs publics, etc. La pérennité de telles alternatives reste toutefois soumise à l’évolution du contexte global et nécessite une base de solidarité qui soit plus large que le niveau strictement local. Il est aujourd’hui couramment admis que l’autofinancement d’une structure de santé en zone rurale relève de l’utopie. C’est dans cet espace de volatilité que les actions de lobby et de sensibilisation prennent tout leur sens.
* Pascale Giron est Directrice des Missions, Médecins du Monde-Suisse, Contact: pascale.giron@medecinsdumonde.ch, www.medecinsdumonde.ch. Patrick Andrey est Coordinateur de programmes humanitaires, en service civil à Médecins du Monde-Suisse.
Notes
1. Le Produit Intérieur Brut (PIB) en termes réels par habitant représente aujourd’hui à peine 70% de celui de 1980. Selon l’Indice de Développement Humain, Haïti est en queue de peloton, 153ème parmi 177 pays, avec 76% de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté de 2 USD par jour. Voir «Une fenêtre d’opportunité pour Haiti», éditée par FMI et République d’Haïti, septembre 2006.
2. Voir «Une fenêtre d’opportunité pour Haiti», éditée par FMI et République d’Haiti, septembre 2006.
3. Comparativement, les pays occidentaux ont en moyenne 222 médecins/100'000 habitants.
4. Globalement, les établissements du secteur public assurent 30% des services; le secteur privé à but non lucratif (ONG) 30%; les institutions à but lucratif 10%. Les autres 30% sont fournis par un secteur hybride (exploité par le secteur privé, mais partiellement financé par des fonds publics). Voir « Une fenêtre d’opportunité pour Haiti », éditée par FMI et République d’Haïti, septembre 2006.