Von Michel Roulet
Le 26 décembre 2004, un tremblement de terre sous-marin accompagné d’un terrible tsunami ravage la Province d’Aceh (Indonésie), en particulier sa capitale Banda Aceh et sa côte ouest. Les sauveteurs affluent du monde entier et se concentrent à Banda Aceh. Il est cependant impossible pour eux d’atteindre la côte ouest entre Banda Aceh et Meulaboh. Plus de dix jours ont passé depuis la catastrophe et il est grand temps d’intervenir ! Ainsi, une mission d’évaluation est mise sur pied par l’Organisation Mondiale de la Santé OMS (WHO).
La route côtière est complètement détruite sur plus de 600 km. Les relevés satellitaires montrent que 57 ponts sur 80 ont été emportés par les flots. Les routes intérieures ne permettent pas d’amener des secours de grande envergure et surtout ne sont militairement pas sûres en raison de la guérilla. Atteindre la côte ouest par la mer est impossible. Tous les ports ont été détruits, excepté celui de la baie de Calang. La côte est transformée en de vastes marais boueux infranchissables, même par des barques de débarquement à fond plat.
Les informations à disposition indiquent qu’il y a plus de 50.000 morts sur la côte ouest et plusieurs dizaines de milliers de déplacés internes, qui se sont réfugiés dans les collines. Ils s’entassent dans des villages et dans des camps improvisés. Ces renseignements sont plus que fragmentaires et peu précis, car presque exclusivement obtenus par des survols. En réalité, on ne sait quasiment rien sur ce qui se passe au sol. – Il est essentiel de réaliser qu’après 10 jours, les besoins en soins médicaux de base sont proches de la norme. Les blessés graves sont morts par manque de soins appropriés. Les survivants n’ont guère besoin de médecins à ce moment, mais de spécialistes en santé publique. A relever qu’il y a des centaines de médecins, chirurgiens, infirmiers étrangers désoeuvrés à Banda Aceh et qu’il en arrive encore tous les jours ! Dans le même ordre d’idée, ce sont des tonnes de médicaments inutiles qui s’entassent sur l’aéroport. C’est la catastrophe dans la catastrophe, selon l’expression habituelle des humanitaires expérimentés. Espérons qu’un jour la communauté internationale pourra y mettre un peu d’ordre ! (1)
Vu l’ampleur du désastre, seule une action d’évaluation de grande envergure sur la côte ouest est à considérer. Deux règles de base fondamentales sont à respecter : D’abord, cette action doit être inter-disciplinaire (« integrated need assessment »), c’est-à-dire s’intéresser à de multiples aspects médicaux, sanitaires et logistiques, tels la santé, l’eau, la sanitation, l’alimentation, les abris, les objets de première nécessité, l’économie locale, la logistique (routes, ports, moyens de transport, moyens de communication, ...). Il n’est plus tolérable aujourd’hui de voir sur le terrain une équipe de sauveteurs ne s’assurant, par exemple, que de la sécurité alimentaire, sans aucun regard sur l’eau, la sanitation, ...etc. Ensuite, toute action d’évaluation doit être suivie d’actions immédiates de secours. Il n’est pas admissible, sur le plan éthique, qu’une équipe de sauveteurs évalue l’état nutritionnel d’enfants déplacés, constate un mauvais état nutritionnel et s’en aille !
Sur la base de tous les éléments ci-dessus, une mission d’évaluation est mise sur pied par l’OMS. Elle a pour buts de collecter le plus d’informations possibles sur la situation médicale et sanitaire de la population affectée de la côte ouest de la Province d’Aceh, de rapporter sur les conditions au sol et de faire des propositions précises d’actions de secours.
Les raisons de cette mission d’évaluation sont multiples : quasiment pas d’informations sur la région la plus durement touchée par le tsunami, quels sont les besoins essentiels les plus urgents des populations survivantes?, par quels moyens apporter assistance à ces populations survivantes isolées?, clarification du rôle respectif des divers intervenants (autorités locales, Ministère de la santé indonésien, agences de l’ONU, organisations gouvernementales et non-gouvernementales).
Pour mener à bien cette mission, la côte ouest est divisée en 4 zones d’environ 150 km chacune. Nous formons une équipe de 5 personnes par zone avec une expérience complémentaire en santé publique, soins primaires, soins mère-enfant(s), eau, sanitation, sécurité alimentaire, distribution de nourriture, ...etc. Ces vingt sauveteurs sont issus de diverses organisations (WHO, WFP, UNICEF, UNHCR, AusAid, USAID, IRC, Save the Children). Ils sont accompagnés de traducteurs, de membres du Ministère de la santé de la Province d’Aceh, de logisticiens et d’agents de sécurité. Ils sont transférés le 13 janvier 2005 sur le porte-avions américain USS Abraham Lincoln de l’US Navy naviguant en face de la côte ouest, qui va leur servir de base logistique. Sur la base d’images aériennes pour localiser les personnes déplacées et estimer les dégâts aux infrastructures, ils sont déposés par hélicoptère chaque matin au sol dans la zone qui leur a été attribuée.
Chaque visite sur le terrain est faite selon des critères précis et suit un formulaire standard pour la récolte de données sur la santé, eau, sanitation, alimentation, abris, objets de première nécessité, économie locale, logistique (routes, ports, moyens de transport, moyens de communication, etc). Dès le retour le soir sur le porte-avions, un rapport quotidien sur la situation au sol est rédigé et des propositions d’actions de secours immédiates à 7 jours et à moyen terme à 30 jours sont faites. Ces rapports quotidiens sont largement distribués, grâce aux moyens puissants de télécommunication du porte-avions, aux autorités locales, au Ministère de la santé indonésien, aux agences de l’ONU, aux organisations gouvernementales et non-gouvernementales. De plus, de multiples contacts téléphoniques sont établis.
Sans entrer dans les détails, les principales observations faites dans les divers domaines investigués sont :
Santé
Eau
Sanitation
Nutrition
Abris et réinstallation
Objets de première nécessité
Economie locale
Sur la base de ces observations diverses recommandations générales sont faites et des actions spécifiques de secours sont aussitôt entreprises par les autorités indonésiennes, les organisations gouvernementales et les ONGs, en particulier distribution ciblée (2) de nourriture, d’habits, d’objets de première nécessité, ainsi que livraison de réservoirs d’eau (bladders), de pétrole pour les lampes à huile de fortune, de pompes pour le nettoyage des puits.
Pour diverses raisons, tels la forte tendance à l’urbanisation de la population mondiale, le réchauffement planétaire, le terrorisme, des catastrophes de grande ampleur sont inévitables dans les prochaines décennies. La prise en charge de dizaines, voire de centaines de milliers de survivants, déplacés internes ou réfugiés, est des plus complexe. Elle demande une intervention coordonnée de la communauté internationale, une préparation ad hoc des pays concernés, une collaboration étroite entre civils et militaires sur des bases préalablement établies et clairement définies. Elle demande aussi et surtout un renforcement de la réponse des communautés au niveau local (« preparedness »).
L’ère des bonnes volontés béates et de l’amateurisme est révolue. Il faut aujourd’hui réfléchir à une professionnalisation de l’action humanitaire, sans pour autant tuer dans l’oeuf l’esprit de générosité et de bonne volonté qui anime de nombreux humanitaires. La tâche est difficile !
*Prof Michel Roulet est Médecin chef de l’Unité de Nutrition Clinique au CHUV, Lausanne ; mission de « secondment » du Corps suisse d’aide humanitaire sous l’égide de l’OMS.
Notes :