Von Carlo Santarelli
L’importance du volet communautaire est inscrite dans diverses déclarations internationales et prises de position Ces références affirment en même temps qu’une articulation est nécessaire entre le renforcement de l’action communautaire et d’autres actions destinées à améliorer la santé.
En 1986 déjà, dans la Charte d’Ottawa de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’approche de Promotion de la Santé propose un cadre d’actions dans lequel il est nécessaire de renforcer l’action communautaire, mais tout en élaborant des politiques publiques saines, en créant des milieux favorables, en développant des aptitudes individuelles et en réorientant les services de santé. C’est grâce à la synergie entre ces différents niveaux que les programmes peuvent être efficaces et durables, et non pas en agissant de manière concentrée sur un des niveaux.
Plus récemment, le Rapport Mondial sur la Santé 2008, consacré aux Soins de Santé Primaire, appelle à quatre réformes majeures: réformes de la couverture universelle, des prestations de services, des politiques publiques et du leadership. Elles sont également appelées à interagir entre elles. Ce rapport octroie au volet communautaire un rôle majeur quand il préconise notamment une «réorganisation des services de santé sous forme de soins de santé primaires, c’est-à-dire autour des besoins et des attentes de la population», ainsi que des réformes visant à constituer une « autorité dirigeante inclusive, participative et négociatrice». Un autre rapport important, celui de la Commission des Déterminants Sociaux de la Santé de l’OMS, ne dit pas autre chose quand il affirme que les politiques et les programmes doivent englober tous les secteurs de la société sans s’en tenir au seul secteur de la santé.
Ces orientations prônent une autre façon de concevoir la santé, de répondre aux attentes et aux légitimes revendications de la population, tout en lui donnant un rôle plus actif dans les orientations à donner et les mesures à prendre, ainsi que dans le suivi de celles-ci. Elles visent à réduire les inégalités en santé «politiquement, socialement et économiquement inacceptables» selon la déclaration d’Alma Ata, qui reste plus que jamais d’actualité.
D’un point de vue plus opérationnel, ces orientations plaident pour deux changements majeurs dans les pratiques de nos programmes de santé : d’une part une meilleure articulation du volet communautaire dans les programmes de santé et d’autre part, en lien avec cette articulation à renforcer, une démarche interinstitutionnelle et intersectorielle inclusive entre des acteurs du secteur public et de la société civile.
Des mythes ont la vie dure, au nombre de ceux-ci une affirmation telle que : travailler avec la communauté, c’est le rôle des organisations non gouvernementales (ONG), pas celui du Ministère de la Santé et ni même celui de l’OMS. Un tel mythe induit malheureusement des pratiques opérationnelles peu efficientes en contribuant à fragmenter les interventions et à limiter la coordination entre les acteurs, avec des programmes qui dans le meilleur des cas ne sont pas coordonnés et dans le pire se contredisent.
Pour illustrer mon propos, je cite ici un collègue du Comité de Medicus Mundi,
Edgar Widmer, qui en janvier 2008 écrivait:
«Les communautés sur le terrain sont souvent entourées de coopérants et
de projets de toutes sortes, poursuivant chacun une activité différente, de
façon un peu fébrile, comparable à des musiciens, faisant encore des essais
sur des instruments non accordés, avant la levée du rideau sur la scène.»
En poussant un peu le trait, nous pourrions soutenir que les programmes des ONG sont en général plutôt centrés sur le volet communautaire et parfois l’offre de services au niveau communautaire, mais avec insuffisamment de liens structurels avec les différents niveaux des services de santé et avec l’Etat, alors qu’à l’inverse une attention est prioritairement donnée aux soins curatifs par les Ministères de la Santé, souvent avec l’aval de l’OMS et d’autres agences internationales.
Dans de nombreux programmes, les solutions magiques (ou actuellement dites à gains rapides), bien cernées, faciles à identifier, à financer et à certifier avec des « logos » sont censées apporter des réponses significatives à des problématiques qui sont par nature très complexes. Dans ces programmes, le volet communautaire consiste essentiellement à travailler pour, en faveur de ou dans la communauté plutôt qu’avec. Distribution de messages, de médicaments et de vaccins en sont les activités les plus typiques.
La santé maternelle et infantile est un des domaines révélant de la manière la plus crue et la plus choquante les inégalités face à la santé au niveau international. Chaque minute dans le monde, une femme meurt des complications liées à la grossesse ou à l’accouchement, soit plus de 500’000 femmes par an. Chaque jour, plus de 10’000 nouveau-nés meurent de complications liées à la grossesse et à l’accouchement. Mais ce qui frappe et choque encore plus c’est que 98% des décès maternels se produisent dans des pays à faible revenu, principalement en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud (voir: http://www.who.int/making_pregnancy_safer/fr/index.html). Cette inégalité ne fait qu’illustrer de manière terrible le fossé qui les sépare des pays plus riches tels que la Suisse. Une Afghane a 1 risque sur 6 de décès maternel durant sa vie contre 1 risque sur 7'900 pour une Suissesse ! C’est un tsunami silencieux et permanent que vivent des dizaines de millions d’enfants, de femmes et de familles dans le monde.
Or, ces inégalités ne sont pas une fatalité et ne sont pas seulement dues à des différences culturelles ou sociales, mais sont avant tout une des conséquences d’un monde injuste où toutes les femmes, les enfants et les familles ne sont pas égaux face aux déterminants de la santé, n’ont pas suffisamment accès aux services de santé de qualité dont ils ont besoin et n’ont pas les mêmes connaissances.
L’approche préconisée par l’OMS et intitulée "Collaborer avec les Individus, les Familles et les Communautés (IFC) pour améliorer la santé maternelle et néonatale" (2003) propose un cadre d’intervention novateur visant à développer l’intégration du volet communautaire dans les stratégies et les programmes de santé, ainsi que l’interaction entre les services de santé et d’autres acteurs.
Basée sur une implication des principaux intéressés, qui d’objets d’attention et de soins deviennent des sujets d’action et de décision, elle postule que pour améliorer la santé maternelle et néonatale, l’amélioration des services de santé doit aller de pair avec le développement d’actions au niveau communautaire.
Les finalités de l’approche IFC sont ainsi à la fois de renforcer les capacités des individus, des familles et des communautés à mieux prendre soin de soi et se prendre en charge, mais également de garantir que les femmes et les nouveau-nés aient accès à l’attention qualifiée dont ils ont besoin, au moment où ils en ont besoin. Dans le cadre d’une conception de système de santé, il s’agit de faire en sorte que les programmes de santé maternelle et néonatale puissent véritablement marcher sur leurs deux pieds que sont le volet communautaire (IFC) et le volet des services de santé.
La collaboration avec les individus, les familles et les communautés est ainsi dans cette approche un élément déterminant pour garantir l’indispensable continuum d’attention recommandé tant du foyer jusqu’au dernier niveau de référence, ainsi que de la grossesse jusqu’à la période postnatale.
L’approche préconise pour ce faire l’établissement et le développement de réseaux sociaux, capables de collaborer et d’interagir avec les réseaux de services de santé. C’est grâce à l’interaction entre ces deux réseaux que les ressources et les capacités du système de santé sont maximisées. Les partenariats entre individus, communautés, organisations et autres acteurs du système de santé et au niveau communautaire constituent la base de ces réseaux sociaux qui peuvent par exemple valablement contribuer à l’analyse de la situation, à la recherche de solutions, à des améliorations de la qualité des soins, à la mobilisation des ressources, au plaidoyer local et national, etc.
Néanmoins, bien qu’il soit important de permettre à la communauté de travailler plus intensivement avec les services de santé, il est tout aussi important d’inciter les services de santé à travailler avec la communauté. C’est de part et d’autre qu’il faut avoir la volonté et la vision d’interagir, de considérer que les problèmes de santé ne sont pas seulement la responsabilité des professionnels de la santé et que de nombreux acteurs peuvent contribuer à l’amélioration de la situation, dans le cadre d’une démarche concertée.
A ce point, il faut relever qu’il existe un nombre considérable de structures qui ne sont pas prises en compte au moment de mettre en œuvre des programmes. Elles se trouvent dans le secteur de la santé, mais aussi en dehors (par exemple, les organisations de femmes, de jeunesse et agricoles, les organisations sportives, etc.). Ces structures sont des “ressources cachées” (OMS 1994) qui pourraient être mobilisées pour améliorer la santé. Ces ressources internes aux communautés sont d’ailleurs plus légitimes et plus durables que de nouvelles structures établies par des programmes. Elles devraient être identifiées dès le début.
Au niveau de la communauté, il existe aussi une vaste gamme de personnes qui œuvrent dans le champ de la santé. Certaines sont des agents de santé communautaires qui travaillent dans un cadre bien défini, public ou privé. D’autres sont des fournisseurs de soins reconnus par leur communauté, tels que les guérisseurs traditionnels ou les matrones traditionnelles. La qualité des soins et des conseils prodigués par ces prestataires dépend en grande partie de la définition de leurs rôles et de la coordination de ces ressources avec les services de santé, et donc de leur articulation.
Plusieurs expériences de mise en œuvre de cette approche IFC sont en train d’être menées par Enfants du Monde, chacune à des stades de développement différents, chacune avec ses particularités, notamment au Bangladesh, au Burkina Faso et à El Salvador ; en collaboration avec l’OMS et les Ministères de la Santé. Malgré les particularités, elles sont toutes basées sur un travail interinstitutionnel et une concertation des actions, dans le cadre des grandes orientations nationales des Ministères en matière de santé maternelle et néonatale.
Les résultats sont globalement positifs par rapport aux finalités de l’approche IFC, mais en ce qui concerne la collaboration entre les acteurs de nombreuses leçons apprises sont déjà évidentes. Et elles ne sont pas toutes positives ! Car s’il est facile de prôner l’interaction et le partenariat, qu’il est relativement courant d’arriver à des accords et qu’il est même possible d’aboutir à l’élaboration de programmes communs, tout cela est vraiment difficile à mettre en œuvre ! Les habitudes de travail plutôt individuelles sont longues et complexes à changer.
Même au sein des programmes communs les tendances sont persistantes à travailler de manière isolée, avec une „démarche projet“, où l’essentiel est d’atteindre les résultats attendus (d’ailleurs plutôt quantitatifs en général), afin d’obtenir de nouveaux financement auprès des bailleurs de fonds. L’intérêt est trop souvent de démontrer l’efficacité, la valeur, le rôle, voire la suprématie de sa propre institution sur les autres engagées dans le programme commun. Alors qu’il faudrait plutôt se rendre compte que l’autre ou les autres acteurs ont des compétences complémentaires à mettre en jeu, et que ces compétences sont profitables à l’ensemble du programme et surtout à l’amélioration de la santé.
Une autre difficulté constatée est que ce travail en commun est souvent réalisé en sus des obligations institutionnelles courantes. Insuffisamment de temps et de personnel sont dégagés pour participer tant à la planification qu’à la réalisation des programmes communs, qui restent plutôt l’exception que la règle au sein des institutions. Enfin, il faut aussi dire que prendre des décisions en commun n’est pas chose aisée entre des institutions aussi différentes que l’OMS, des ONG internationales et locales, un Ministère de la Santé, des services de santé décentralisés et des organisations communautaires. D’autant qu’entre les organisations du Nord et du Sud, les relations sont traditionnellement bilatérales et non dans le cadre de programmes communs.
Face à ces difficultés, qui peuvent être surmontées, mais dont il faut tenir compte, plusieurs éléments sont susceptibles d’améliorer les choses. Tout d’abord, le débat sur l’harmonisation de l’aide (Déclaration de Paris) peut être l’occasion pour les ONG de favoriser l’implication des sociétés civiles dans l’élaboration des politiques de développement généralement établies par les grands acteurs internationaux. La coopération internationale doit s’insérer dans des actions menées et gérées par les acteurs locaux, et notamment par les Etats, afin de limiter les actions parfois désordonnées des différents acteurs.
L’Etat, responsable constitutionnellement d’assurer à tous et à toutes une attention en santé de qualité, mais aussi d’autres services sociaux de base, tant au niveau national que dans ses représentations décentralisées, doit être présent et favorable à la concertation. Face aux défis actuels sur le plan international dans des domaines aussi cruciaux que la santé maternelle et néonatale, face à la multiplication des intervenants et au développement des compétences de différents acteurs, il est nécessaire, notamment pour les ONG, de sortir d’une démarche « projet ». Les ONG peuvent notamment, en s’insérant dans des dynamiques interinstitutionnelles, faciliter et plaider la prise en compte des possibles contributions du volet communautaire, à partir de leurs expériences, visions et réseaux.
D’autre part, la relance des Soins de Santé primaire, l’approfondissement de la réflexion sur les Déterminants de la Santé, le développement d’une approche englobante de Promotion de la Santé sont actuellement des opportunités à saisir pour créer non seulement de nouvelles formes de travail, mais plus fondamentalement de nouveaux contrats sociaux au sein des sociétés du Sud, autour de problématiques aussi primordiales que celles de la santé.
La mise en place de partenariats entre des institutions, mais aussi dans le cadre d’une véritable démarche de collaboration avec les femmes, les hommes, les familles et les communautés, sont des processus qui demandent assurément plus de temps, qui sont plus lents et plus complexes, mais qui en dernière instance peuvent garantir une plus grande appropriation et durabilité des changements. Il s’agit de développer des capacités et d’utiliser les ressources existantes en «faisant avec» plutôt que «pour» ou «en faveur de».
Ces partenariats sont difficiles à mettre en place, mais de leur constitution et surtout de leur bon fonctionnement dépend l’espoir d’une amélioration de la situation. Il faut donc mettre l’accent sur ces aspects dans les années à venir. Il est ainsi nécessaire de porter notre attention sur les meilleures façons de développer des partenariats, à tous les niveaux, en cherchant les meilleures façons de faire pour les rendre plus efficaces, dans le cadre de démarches qui sont à la fois en rupture et en continuité par rapport aux approches et aux pratiques passées.
C’est à une véritable réforme de l’aide et de la coopération, dans le cadre des réformes du leadership préconisée par le Rapport sur la Santé dans le Monde 2008, pour mieux mettre en œuvre les Soins de Santé primaire, à laquelle nous devons œuvrer en tant que membres de la société civile. En redonnant à l’Etat et aux autorités sanitaires le rôle de coordination et d’orientation qui leur revient, et à l’OMS celui d’appuyer ces Etats dans cette démarche de coordination, ainsi que sur le plan normatif. Il faut renforcer ces acteurs et renforcer leurs capacités, plutôt que mettre en évidence leurs faiblesses, car il est dans leur nature de veiller aux intérêts du plus grand nombre.
Même si bien entendu la portée de ces améliorations restera fortement limitée tant que le système international sera basé sur la loi du plus fort, la loi du marché sauvage et de la mondialisation ainsi que sur les intérêts nationaux et ceux des multinationales.
*Carlo Santarelli est Secrétaire général de l’organisation Enfants du Monde, basée en Suisse (http://www.enfantsdumonde.ch). Il est membre du comité de Medicus Mundi Suisse. Contact: secretairegeneral@edm.ch
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